L’ÉVOLUTION DE L’ÉTAT EN FRANCE ET EN ANGLETERRE DU XVIIème A LA FIN DU XVIIIème SIÈCLE (3)

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3/ LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS TENSION

La Manufacture de tissu d’indienne des frères Wetter (1764). Les manufactures sont les usines de l’époque. Celle-ci fabrique des « indiennes », c’est-à-dire des toiles de coton (on distingue la toile sortant d’une machine à gauche de l’image). Les toiles étaient ensuite peintes manuellement (par tous les ouvriers situés dans la grande salle – on remarque d’ailleurs que beaucoup d’ouvriers sont des enfants). Au centre, l’homme en rouge (avec un chapeau) est le directeur de la manufacture, Pierre Pignet, tandis que M. et Mme Wetter, les propriétaires, sont à gauche avec le chien. Ces trois personnages sont des bourgeois, mais ils imitent la noblesse par leur manière de s’habiller.

A la fin du 18ème siècle, de profonds bouleversements affectent la société et l’économie françaises.

Née en Angleterre, la Révolution Industrielle débute et commence à toucher la France où apparaissent les premières machines et les premiers ateliers de fabrication mécanisée de textile. Une bourgeoise industrielle commence à s’affirmer tandis que, dans les grandes villes, le nombre d’ouvriers est en forte hausse.

Sur le plan politique, Louis XVI a accédé au trône en 1774. Il succède à deux rois qui ont régné 131 ans à eux deux et qui ont suscité un profond mécontentement dans la population. Louis XVI soulève de grands espoir d’autant qu’il semble relativement ouvert aux idées nouvelles qui marquent cette seconde moitié du siècle.

Mais la France est une société d’ordre dans laquelle le moindre changement se heurte à de profondes résistances.

a) une société d’ordres

La société d’Ancien Régime est divisée en 3 ordres inégaux : Clergé, Noblesse et Tiers État. C’est un reste de l’époque féodale. On continue d’ailleurs à qualifier cette organisation sociale de « société féodale » ou bien de « société d’ordres ».

Cette organisation rigide de la société rend presque impossible toute réforme économique et elle maintient des relations conflictuelles entre le Tiers état et les privilégiés (Clergé et Noblesse) .

  • Le Clergé

Le Clergé est le premier ordre (car il est le plus près de Dieu). Il est lui-même divisé en deux catégories très inégales : le bas-clergé et le haut-clergé :

– Le bas clergé comprend essentiellement les curés et les vicaires [*] ce qui représente plus de 90% des membres du Clergé.

Ces hommes sont souvent pauvres mais très cultivés. La plupart des curés vivent au sein de petites paroisses [*] rurales où ils entretiennent des rapports de confiance avec les paysans. Ils connaissent tous les habitants du village et encadrent les moments forts de leur vie : baptême, mariage, enterrement… Sans oublier que les curés assurent aussi l’éducation dans les villages et que ce sont eux qui confessent les fidèles après la messe, ce qui leur permet de connaître presque tous les secrets intimes des habitants.

Une école de village tenue par le curé (gravure d’Olivier Perrin, 1808)

 

– Le haut clergé se réduit à quelques centaines d’hommes qui occupent les grades supérieurs de l’Église : archevêques, évêques, chanoines… Souvent très riches et politiquement influents, le plupart sont d’origine noble. Il s’agit des « cadets de la noblesse ». Dans la noblesse, seul le fils aîné héritait du titre et du fief. Les fils suivants étaient placés dans le clergé ou dans l’armée.

Donc les liens entre Clergé et noblesse sont forts (comme le montre le tableau ci-dessous). De plus, ces deux ordres bénéficient de privilèges nombreux comme l’exemption d’impôts (Le Clergé n’en paye aucun, la Noblesse très peu.) ou comme l’accession exclusive à certaines fonctions politiques ou administratives. Beaucoup de membres du haut-clergé ont occupé des fonctions politiques. Par exemple, presque tous les premiers ministres depuis Louis XIII étaient des hommes du Clergé (Cardinal de Richelieu, Cardinal Mazarin, Cardinal Dubois….).

Ce tableau illustre aussi les possibilités de passer d’un ordre à un autre. Elles sont faibles mais elles existent, par exemple les Laboureurs (riches fermiers) essayaient souvent de placer un de leurs fils comme curé (ce qui lui garantissait un emploi et un logement à vie, ainsi qu’une certaine respectabilité). Inversement, on voit qu’il est à peu près impossible de passer de bas clergé à haut clergé. En 1789, 100% des évêques venaient d’une famille noble.

  • La Noblesse :

La noblesse est également divisée en deux groupes très différents :

– La « grande noblesse » qui vit en ville (où elle possède un palais ou un hôtel particulier), qui est éduquée, très aisée et fréquente souvent la cour de Versailles. Elle occupe la plupart des fonctions importantes du gouvernement et de la justice. Elle se subdivise en plusieurs catégories telles que la « noblesse de sang » (ceux qui ont un lien de famille avec le roi), la « Noblesse de cour », c’est-à-dire les grandes familles aux origines prestigieuses qui fréquentent la cour (image ci-dessous) ou la « noblesse de robe », composée de riches bourgeois qui ont acheté un titre de noblesse et exercent des fonctions dans la justice royale (par exemple les Parlementaires dont on a parlé dans la partie précédente).

– A l’opposé, on trouve une « petite noblesse » rurale, souvent sans fortune et sans influence : ses membres sont nommés « hobereaux ». Ils sont souvent de noblesse très ancienne et certains ont des ancêtres célèbres, mais avec le temps leur fortune s’est évaporée et ils n’ont pas su (ou pas voulu) se faire une place à la cour. A cette époque, pour faire face aux difficultés financières, ils exercent une pression de plus en plus forte sur les paysans de leur seigneurie : ils augmentent les impôts existant et n’hésitent pas à remettre en vigueur de vieux impôts oubliés depuis des siècles : c’est ce qu’on appelle la « Réaction seigneuriale » du 18ème siècle. Le texte ci-dessus énumère par exemple les principaux « Droits seigneuriaux » dus par les paysans au Seigneur d’Essigey (près de Dijon).

Un paysan vient payer le cens à son seigneur (Gravure de Choffard, 1761)

ARTICLE PREMIER. — II est dû au seigneur lors des ventes [de terres] des lods [*] du prix de chaque acquisition, généralement sur tous les biens sans exception à raison de la douzième partie du prix de chaque acquisition.

ART. 2. — Les habitants d’Essigey tenant feu et lieu [*] doivent chacun une poule au premier jour du Carême et une corvée à bras pour chaque manouvrier au temps des fenaisons [*].

Arr. 3. — Chaque laboureur ayant chevaux ou bœufs et harnois doit annuellement une corvée de charrue.

ART. 4. — Il appartient au seigneur le soin de faire lever la dîme dans toutes les terres de la seigneurie à raison de quatorze gerbes l’une [*].

ART. 5. — II appartient au seigneur la justice haute, moyenne et basse [*] dans toute l’étendue de la directe.

ART. 6. — Tous les habitants doivent faire le guet et garde au château dudit lieu.

Manuel de droits d’Essigey, 1780, Archives départementales de la Côte-d’Or.

  • Le Tiers état

Le Tiers état comprend tous ceux qui n’appartiennent ni au Clergé, ni à la Noblesse, soit plus de 97% de la population, mais l’immense majorité du Tiers état se compose de paysans (à peu près 80 à 85% du total).

Face à la pression seigneuriale, le monde des campagnes gronde. Les paysans sont en effet soumis à une lourde imposition qui leur prend l’essentiel de leurs revenus et qui les maintient dans une perpétuelle situation d’incertitude, comme le montre le texte suivant :

Les comptes d’un paysan moyen au début du 18ème siècle

Dans le cas le plus favorable, il exploitait 4,5 hectares qui lui appartenaient, et autant comme fermier [*]. Sur la première partie, appelée sole, il cultivait du blé, sur la deuxième de l’avoine et la troisième demeurait en jachère. Les meilleures années, il pouvait récolter 36 hectolitres de blé sur sa première sole. La future semence [*] lui prenait 6 hectolitres, les impôts et les droits seigneuriaux absorbaient 12 hectolitres et le prix du fermage 4 hectolitres. La nourriture d’une famille de cinq ou six personnes réclamait quatre kg de pain par jour, soit environ 20 hectolitres de blé par an. En bonne année, pour parvenir à nourrir les siens, il lui fallait vendre de l’avoine, un veau, quelques agneaux, quelques petits porcs.

D’après Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, Pierre Goubert, 1960

Dans l’exemple ci-dessus, une fois déduits les impôts, le loyer, la nourriture et les semences, il ne reste presque plus rien au paysan. Encore s’agit-il d’une bonne année! Les mauvaises années, il devait se serrer la ceinture ou s’endetter.

Le chariot du boulanger par Jean Michelin, 1656. Le paysan vient vendre son pain à la ville pour augmenter son revenu. A gauche, un manouvrier attends de se faire embaucher.

Cependant, il ne faut pas négliger le fait que le monde rural est très divers. Il existe une hiérarchie aussi chez les paysans :

– au sommet on trouve ceux qui possèdent des terres importantes, du bétail, une ou plusieurs charrues (ce sont les laboureurs),

– à l’opposé, il y a ceux qui ne possèdent ni terre, ni outillage, ni animaux et qui en sont réduits à travailler au jour le jour pour les paysans plus aisés (ce sont les manouvriers ou les journaliers)

– entre ces deux catégories on trouve à peu près toutes les situations intermédiaires

Par exemple, voici un extrait de la liste des contribuables de la taille (un impôt royal) du village de Cormeilles-en-Vexin en 1685, liste dressée par le collecteur des impôts en 1685 (les paysans les plus pauvres ne figurent pas dans la liste car ils sont exemptés de cet impôt) :

– Caffin, Antoine : fermier, loue les terres de l’abbaye de Saint-Denis pour 2700 livres ; dispose de matériel de labour ; possède 200 bêtes à laine, huit vaches, une maison, un jardin. Doit 480 livres. […]
– De La Croix, François : Laboureur, a trois maisons, jardin, 9 hectares de terres, 3 vaches, une charrue. Doit 110 livres. […]
– Dussoult, François : possède une maison, un hectare de terre et une vache. Doit 15 livres. […]
– Loyseau, Claude : manouvrier, une maison. Doit 4 livres. […]
– Maistre, Antoine : Tonnelier, possède une maison, jardin, un hectare de terre et une vache. Doit 23 livres.

Face aux misères qu’ils subissent depuis des siècles, les paysans finissent parfois par se révolter. Les révoltes sont relativement fréquentes tout au long de l’Ancien Régime, mais elles s’étendent très rarement et durent peu de temps.

Une révolte de paysans en 1633 (gravure de Jacques Callot). Ici, les paysans s’en prennent à des soldats à qui ils ont tendu une embuscade. Les paysans détestaient les soldats car ceux-ci avaient le droit de réquisitionner les maisons et la nourriture dans les villages qu’ils traversaient et ils n’hésitaient à tuer, violer ou voler les paysans.

Les révoltes de paysans étaient réprimées avec la plus grand violence. On n’hésitait pas à pendre tous les hommes d’un village, sans même prendre la peine d’organiser un jugement pour établir les responsabilités des uns et des autres.

Répression d’une révolte paysanne dans les années 1630 (gravure de Jacques Callot, 1633)

 

Le Tiers état urbain ne représentait qu’environ 12% de la population mais il comprenait de très nombreuses catégories : artisans, marchands, ouvriers, mendiants, soldats, agents de l’État, bourgeois, domestiques…

Ses conditions de vie étaient globalement meilleures que celles des paysans mais là aussi les inégalités étaient très grandes et beaucoup d’entre eux avaient des raisons de contester les injustices de la société :

Les artisans et ouvriers subissent eux aussi les hausses d’impôt. Plus grave, ils sont victimes des flambées régulières du coût des denrées. A chaque mauvaise récolte, le prix du blé s’envole, ce qui pèse lourdement sur leur budget, plongeant les plus fragiles dans la misère. 

Les dernières années avant la Révolution sont marquées par une grande fluctuation des prix du blé. Après une première crise sans les années 1775-1778, une deuxième crise survient à partir de 1787. Les crises correspondent aux phases où la récolte est faible, ce qui fait monter les prix.

La bourgeoisie, quant à elle, est aussi une catégorie très diverse. On y trouve des intellectuels (avocats, professeurs, médecins…), des hommes d’affaires ou des industriels. Toutes ces différentes strates contestent les privilèges de la noblesse, qui l’empêchent d’accéder à toutes les fonctions importantes, que ce soit dans l’administration, l’armée ou le Clergé. Tous ces métiers sont réservés à la noblesse.

Les bourgeois contestent aussi le manque de liberté d’expression en critiquant la censure qui règne en France comparativement à la grande liberté de presse de l’Angleterre ou de la Hollande..

Enfin, ceux qui sont dans les affaires ou l’industrie aspirent à plus de libertés économiques. Ils veulent mettre fin au système des corporations, qui protège les petits commerces de la concurrence et il veulent supprimer les innombrables péages (sur les ponts, à l’entrée des villes, entre chaque province du pays…) qui pénalisent le commerce.

La bourgeoisie est une catégorie sociale qui possède un haut niveau d’éducation, en particulier ceux qui travaillent dans les métiers du droit (avocats, notaires), dans le journalisme ou dans les affaires, mais à cette époque on n’accède pas à un poste important en fonction de ses diplômes mais en fonction de sa naissance (si on est noble) ou en fonction de ses relations.

La famille Gohin peinte par Louis Léopold Boilly en 1787. Il s’agit d’une famille de la grande bourgeoisie comme on peut le voir avec le café et le sucre (n°1) qui symbolisent l’origine de la fortune familiale (commerce avec les Antilles) ; le père, assis devant son secrétaire, montre que c’est par son travail que sa famille s’est enrichie. La guitare (n°3) révèle un accès aux loisirs, qui est à cette époque réservé aux nobles et aux bourgeois. Les habits, (n°4) les perruques et surtout l’épée portée par le jeune homme (alors que cela est normalement réservé à la noblesse) sont des marques de l’ascension sociale de la famille et de son désir d’intégrer la noblesse. La frontière entre la noblesse et la Grande bourgeoisie tend à s’effacer.

 

b) Les mutations économiques et sociales

Le dix-huitième siècle est marqué par d’importantes transformations économiques qui vont contribuer à aggraver les tensions entre les trois ordres et entre les catégories sociales.

Une planche de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert montre les techniques modernes de l’agriculture (1762), un sujet très à la mode à l’époque et que l’on retrouve dans de nombreux ouvrages.

La première grande évolution est l’intérêt grandissant de la bourgeoisie pour la propriété foncière. De plus en plus de riches bourgeois rachètent des propriétés agricoles ou des seigneuries à des nobles ruinés ou en grande difficulté. Ils veulent moderniser les exploitations agricoles afin d’en tirer un revenu. Ils sont influencé par un courant économique appelé « Physiocratie ». Les physiocrates considèrent que toute richesse provient de la terre et ils encouragent à investir dans l’agriculture pour faire fortune.

Ils introduisent sur leurs terres des techniques agricoles modernes qui ont des conséquences importantes :

– La conséquence la plus positive est que la production agricole augmente sensiblement au XVIIIème siècle, ce qui permet une élévation du niveau de vie, même si à cause des problèmes climatiques (gel, sécheresse) les récoltes restent très variables d’une année à l’autre.

– l’introduction de machines agricoles fait qu’on a moins besoin de main d’œuvre, ce qui met les paysans manouvriers au chômage. Pour survivre, soit ils deviennent mendiants, soit brigands, soit ils partent trouver du travail en ville.

Les exploitations agricoles modernes des physiocrates entrent en concurrence avec les exploitations des petits seigneurs, trop pauvres pour acheter des machines (et souvent trop ignorants pour s’intéresser à la science agronomique). Pour résister à cette concurrence, ils pressurent davantage les paysans qui vivent sur leurs terres. C’est ce qu’on a évoqué ci-dessus sous le nom de « réaction seigneuriale ».

– Cette bourgeoisie foncière considère l’agriculture comme une source d’enrichissement. Elle cherche donc à augmenter ses ventes de produits agricoles. Pour cela elle réclame l’abolition des très nombreux péages qui existent sur les routes, les ponts, à l’entrée des villes et qui renchérissent le prix des produits agricoles. Elle réclame aussi la libéralisation du commerce des grains, c’est-à-dire que l’État cesse de fixer le prix des grains. En 1774, le Ministre Turgot (très proche des économistes physiocrates) convainc Louis XVI de libéraliser le commerce des grains. Turgot pensait faire baisser les prix des grains tout en encourageant leur circulation. Ce fut exactement le contraire qui se produisit : à cause des spéculateurs (qui achetaient de grandes quantité de grain pour le stocker en attendant que son prix augmente), des pénurie se produisirent rapidement, d’autant plus que la récolte de 1774 avait été assez mauvaise. Une série d’émeute éclata dans toutes les villes : la « Guerre des Farines » (1775). La libéralisation fut abandonnée. Toutefois, la bourgeoisie continua à la réclamer en prétendant que sur le long terme elle serait bénéfique pour tout le monde.

A Paris le 3 mai 1775, la foule poussée par la faim s’attaque aux chariots de farine qui ravitaillent les boulangeries. C’est la « Guerre des farines ».

 

Pour les bourgeois, racheter une seigneurie est aussi un moyen de se rapprocher de la noblesse, qui se définit d’abord par la possession d’un fief. Ainsi, en achetant une seigneurie, même s’ils ne deviennent pas nobles, les bourgeois peuvent incorporer le nom de la seigneurie dans leur nom de famille. Cette volonté d’ascension sociale est une obsession dans les familles de la grande bourgeoisie comme le montre l’exemple des Fleury de Joly :

François Joly, un bourgeois, a racheté en 1602 la Seigneurie de Fleury. Il est devenu François Joly de Fleury. Son fils, Jean Joly de Fleury a acheté en 1631 la charge de membre du Grand Conseil du roi, qui confère la noblesse à ses descendants à sa mort. Son fils, Jean-François Joly de Fleury, devenu noble, achète une charge de Parlementaire au Parlement de Metz. Tous leurs descendants (jusqu’à la Révolution) seront des membres du Parlement, l’un d’eux accédant même à la fonction de Contrôleur général des finances de Louis XVI en 1781 (le ministre le plus important à l’époque).

Madame Joly de Fleury, Marquise de Montfort par Louis-Michel Van Loo

 

Le rapprochement entre la noblesse et la grande bourgeoisie s’opère aussi de plus en plus souvent par des mariages. Des familles nobles en difficulté financières marient leur fils aîné à la fille d’un riche bourgeois. La fille en question ne devient pas noble mais ses enfants le seront.

L’autre grande transformation économique, c’est le début de l’industrialisation. Les premières usines apparaissent (on les appelle encore des manufactures), ainsi que les premières machines. C’est dans le secteur de la production textile (grâce aux premiers métiers à tisser mécaniques) qu’on observe l’évolution la plus marquante, ainsi que dans la sidérurgie (c’est-à-dire la métallurgie des métaux ferreux : fer, fonte, acier).

L’industrialisation entraîne des effets importants sur le monde ouvrier. La mécanisation met de nombreux ouvriers au chômage, en particulier dans l’industrie du textile, avec l’invention du métier à tisser mécanique qui permet de réaliser le même travail avec quatre ou cinq fois moins de main d’œuvre.

La manufacture des Gobelins, à Paris, qui fabrique des tapisseries, est l’une des premières à se mécaniser.

 

L’industrialisation et le développement du commerce international entraînent aussi une baisse des salaires qui provoque la colère des ouvriers. Des révoltes sont fréquentes, comme le saccage de l’usine de papiers peints Réveillon, en avril 1789. En pleine crise économique, le patron décide de baisser les salaires des ouvriers, ce qui déclenche une émeute.

Le pillage de la Manufacture Réveillon le 28 avril 1789, Gravure de Guyot

Avec l’industrialisation on voit se constituer une nouvelle forme de bourgeoisie spécialisée dans ce nouveau type d’activité : on surnomme les bourgeois qui se lance dans l’industrie les « capitaines d’industrie ». C’est d’ailleurs un domaine qui intéresse aussi certains nobles car il permet un enrichissement rapide.

La Cristallerie royale du Creusot en 1786. Avec la fonderie royale (qui fabrique des Canon) juste à côté, Le Creusot va devenir pendant un siècle le plus grand site métallurgique d’Europe.

 

La plus grande partie de la noblesse rejette toutes ces nouveautés. Beaucoup de nobles préfèrent se cramponner aux formes traditionnelles de leur domination : leur seigneurie, leurs titres, leurs pensions royales et leurs prérogatives (c’est-à-dire le droit d’accès exclusif à certaines fonctions dans l’armée, le Clergé ou l’administration).

Le Marquis de Bouillé

Le Marquis de Bouillé, dans ses mémoires, décrit parfaitement ces transformations sociales. Il critique aussi bien les bourgeois enrichis qui achètent des titres de noblesse que la noblesse sclérosée dans ses vieilles habitudes, incapable de voir le monde changer et bloquée par ce qu’il appelle des « préjugés », c’est-à-dire la conviction (qui existait chez beaucoup de nobles) que l’industrie ou le commerce étaient des manières dégradantes de gagner sa vie, tout juste bonnes pour les bourgeois :

« Si les titres honorifiques s’étaient maintenus dans quelques illustres ou anciennes familles, ils étaient aussi le partage d’une multitude de nouveaux nobles qui avaient acquis, par leurs richesses, le droit de s’en revêtir arbitrairement. Les fiefs, pour la plupart, étaient entre les mains des bourgeois des villes. La noblesse n’était plus distinguée des autres classes de citoyens que par les faveurs arbitraires de la Cour et par des exemptions d’impôts.

Ce que le clergé et la noblesse avaient perdu en considération, en richesse et en puissance réelle, le tiers état l’avait acquis depuis le règne de Henri IV. La France avait fondé des colonies en Amérique, établi un commerce maritime, créé des manufactures. Les richesses immenses introduites dans le royaume ne s’étaient répandues que sur les plébéiens [ici au sens membres du tiers état], les préjugés de la noblesse l’excluant du commerce. Ils avaient reçu, en général, une éducation qui leur devenait plus nécessaire qu’aux gentilshommes, dont les uns, par leur naissance et par leur richesse, obtenaient les premières places de l’État sans mérite et sans talent, tandis que les autres étaient destinés à languir dans des emplois subalternes de l’armée.

À Paris et dans les grandes villes, la bourgeoisie était supérieure en richesses, en talents et en mérite personnel. Cependant, elle était partout humiliée : elle se voyait exclue par les règlements militaires des emplois dans l’armée, elle l’était du haut clergé par le choix des évêques parmi la haute noblesse. La haute magistrature la rejetait également. »

Marquis de Bouillé, Mémoires, 1801

Si la bourgeoisie s’approprie le pouvoir économique, son pouvoir politique reste nul, comme le dit le Marquis de Bouillé dans le dernier paragraphe : la bourgeoisie est « partout humiliée » parce qu’elle se voit exclue de l’armée, du haut Clergé ou de la Haute Magistrature, toutes ces fonctions étant réservées aux nobles. Cela fait naître chez de nombreux bourgeois une volonté de réforme globale de la société d’Ancien Régime. Elle devient la principale catégorie sociale à dénoncer les privilèges de la noblesse (ce qui n’empêche pas les bourgeois les plus riches de tout faire pour obtenir les mêmes privilèges).

La moyenne bourgeoisie, notamment, est très frustrée. Son niveau d’éducation et de formation est souvent remarquable, mais les métiers à responsabilité et les degrés supérieurs de l’administration lui sont fermés, soit parce qu’il s’agit de fonctions réservées aux nobles, soit parce que ce sont des charges vénales trop coûteuses pour elle. C’est dans cette bourgeoise intellectuelle, composée d’avocats, de médecins, de savants, de journalistes, que se développe l’idée d’abolir les privilèges pour les remplacer par le « mérite ». Chacun doit avoir dans la société une position en fonction de son mérite personnel et non en fonction de ses origines.

L’avocat Camille Desmoulins (portrait anonyme des années 1780). Un exemple de la moyenne bourgeoisie intellectuelle d’Ancien Régime qui dénonce les privilèges de la noblesse et du clergé.

 

 

 

c) La contestation des Lumières et l’influence de la Révolution américaine

Un siècle avant la France, comme on l’a vu dans la partie précédente, l’Angleterre a connu une Révolution qui a mis fin à la Monarchie absolue et l’a remplacée par un régime d’un type nouveau, la Monarchie Parlementaire. Ce régime suscite l’intérêt et l’admiration de nombreux penseurs qui commencent à se faire connaître sous le nom de « Philosophes des Lumières ». On le qualifie de mouvement des « Lumières » parce qu’il s’est donné pour mission de dissiper les ténèbres de l’ignorance, de lutter contre le fanatisme et la superstition et surtout de baser tous les progrès humains sur la science et la raison.

La plupart des philosophes des Lumières sont à la fois des penseurs, des artistes et des scientifiques : Descartes, D’Alembert et Condorcet sont des mathématiciens, Benjamin Franklin un physicien, Buffon un biologiste, Rousseau un compositeur… Mais tous s’intéressent aux questions politiques et c’est dans le domaine de la pensée politique que leur apport est le plus décisif.

John Locke (1632-1704)

Le philosophe anglais John Locke (1632-1704), ayant assisté à la Révolution anglaise, développe une théorie politique très critique envers la monarchie absolue. Il écrit que le rôle d’un gouvernement est d’assurer le bonheur de son peuple ; dans le cas contraire, le peuple a le droit de le renverser :

La grande fin [*] pour laquelle les hommes vivent en société, c’est de jouir de leur bien dans la paix et la sécurité. Or, établir des lois dans cette société constitue le meilleur moyen pour réaliser cette fin […]. La liberté de l’homme en société, c’est de n’être soumis qu’au seul pouvoir législatif, établi d’un commun accord dans l’état, et de ne reconnaître aucune autorité ni aucune loi en dehors de celles que crée ce pouvoir, conformément à la mission qui lui est confiée.[…] Dés lors, tout personnage au pouvoir qui abuse de l’autorité concédée par la loi cesse par là même d’être un magistrat. Et puisqu’il agit sans autorité, on peut lui résister, comme à tout homme qui empiète par la force sur les droits d’un autre. »

John Locke, Deux Essais sur le pouvoir civil, 1690

Les réflexions de John Locke sont largement débattues et vont amener d’autres penseurs à publier une série d’ouvrage de philosophie politique. Dans ces ouvrages, les Philosophes des Lumières développent quatre concepts essentiels : la séparation des pouvoirs, l’égalité entre les Hommes, le Contrat social et les libertés fondamentales.

Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (1689-1755)

  • La séparation des pouvoirs :

Dans un État, il est indispensable que les trois pouvoir (législatif, exécutif et judiciaire) soient distincts les uns des autres, c’est-à-dire qu’ils ne soient pas exercé par le même individu. Dans la monarchie absolue le roi détient les trois pouvoirs, c’est donc un régime tyrannique.

Cette idée est au cœur de l’œuvre de Montesquieu. Il écrit dans « L’Esprit des Lois » en 1748 :

« C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser (…) Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »

  • L’égalité entre les hommes :

C’est une remise en question de la société d’ordre dans laquelle le Clergé et la Noblesse disposent de privilèges qui sont uniquement justifiés par le fait qu’ils appartiennent à une certaine catégorie. Pour les philosophes des Lumières, les distinctions entre les hommes ne peuvent être fondées sur la naissance ou sur l’appartenance à un ordre ; les seules distinction valables sont celles fondées sur le mérite, c’est-à-dire le travail, l’intelligence, le courage… Cette idée rejoint le sentiment de la bourgeoisie, écartée de toutes les fonctions importantes parce qu’elle n’est pas d’origine noble. Les Philosophes des Lumières n’étaient pas tous des bourgeois (on y trouve quelques nobles, comme Montesquieu, et même des prêtres comme Berkeley) mais la plupart appartenaient à cette catégorie sociale.

  • Le contrat social :

Denis Diderot (1713-1784)

C’est l’idée conçue par les philosophes anglais du 17ème siècle (Hobbes et Locke, surtout) puis développée par les philosophes français (Rousseau et Diderot notamment). Selon eux, il existe une sorte de contrat moral non écrit entre les peuples et ceux qui les gouvernent. Selon ce contrat, un gouvernement n’est légitime que si il essaye d’apporter au peuple la sécurité et la prospérité. De son côté, le peuple s’engage à obéir au gouvernement et à respecter les lois tant que celles-ci visent au bien-être de tous. Ainsi, à l’article « Pouvoir » de l’Encyclopédie, Denis Diderot écrit :

« La puissance qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des conditions qui en rendent l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la République, et qui la fixent et la restreignent entre des limites. Le consentement des hommes réunis en société est le fondement du pouvoir. Celui qui ne s’est établi que par la force ne peut subsister que par la force. »

  • Les libertés fondamentales :

A l’époque, on appelle ces libertés « droits naturels » car on considère que ces droits sont liés à la nature humaine. La nature a donné des jambes aux humains, c’est pour leur permettre de marcher. Donc, si elle leur a donné la conscience et la parole, c’est pour qu’ils puissent jouir de ces aptitudes.

Selon les philosophes des Lumières, les droits naturels sont les suivants : le droit à la vie, la liberté de conscience (c’est-à-dire le droit de penser ou de croire ce que l’on veut), la liberté d’expression, la liberté de circulation et la liberté d’association (c’est-à-dire le droit de se regrouper avec la ou les personnes de son choix dans le but de son choix, par exemple pour former un club ou un parti politique).

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

Certains philosophes y ajoutent également la liberté d’entreprendre (ou « libéralisme économique »), mais ce principe là fait débat entre les philosophes ; certains pensent que ce n’est pas un droit naturel mais un droit secondaire. De même, le « droit de propriété privée » fait débat entre les philosophes : Rousseau conteste le fait qu’il s’agisse d’un droit naturel. Selon lui, la propriété privée est à l’origine de l’inégalité entre les hommes. Au commencement de l’humanité, les hommes ne possédaient rien, jusqu’au jour où les plus forts se sont approprié des terres et ont commencé à exploiter les autres. Rousseau écrit dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1755) :

«  Le premier qui, ayant enclos du terrain, s’avisa de dire : « Ceci est à moi » et trouva des gens assez simples pour le croire fut le vrai fondateur de la société civile. Gardez-vous d’écouter cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. »

Les idées des Philosophes des Lumières connaissent une diffusion internationale malgré la censure sévère qu’elles subissent. Pour contourner cette censure les philosophes font imprimer leurs livres en Hollande. Ils sont ensuite vendus dans les arrières-boutiques des librairies grâce au bouche-à-oreilles.

Certains ouvrages connaissent une diffusion spectaculaire, comme l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. C’est un ouvrage monumental qui comprend 17 volumes de texte, 11 volumes de planches et 71 818 articles (rédigés par plus de 150 collaborateurs) dont la publication s’est étendue sur plus de vingt années (de 1751 à 1772). L’ouvrage complet coûtait entre 225 livres et 980 livres (selon l’édition choisie, certaines étant plus luxueuses), c’est-à-dire l’équivalent de quatre mois de revenus d’un bon artisan de l’époque. Autant dire que seuls des personnes très aisées pouvaient se permettre une telle dépense. Cela n’a pourtant pas empêché l’Encyclopédie d’être vendue à 4255 exemplaires, dont plus de la moitié à des acheteurs étrangers. C’était un tirage trois fois plus important que le tirage moyen des livres publiés à l’époque (qui eux coûtaient vingt fois moins cher).

Le frontispice (illustration de la première page) de l’Encyclopédie. Le personnage du haut est la vérité. La raison (avec une couronne) et la philosophie (avec une flamme sur la tête) lui arrachent son voile pour la révéler à tous. Les femmes du bas de la gravure sont les muses des arts et des sciences.

 

Même ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter l’Encyclopédie ont accès aux idées des Lumières. Celles-ci sont amplement commentées dans les journaux dont la diffusion augmente beaucoup à l’époque. Certains philosophes sont des célébrités connus dans toute la France, comme Voltaire ou Rousseau.

Des lieux de diffusion des idées nouvelles existaient : les cafés, les parcs et les salons. Les parcs et les cafés étaient des lieux de discussion. On y lisait la presse (souvent à voie haute car la lecture silencieuse était relativement peu pratiquée à l’époque). Il était normal de s’attrouper autour de celui qui lisait un journal pour écouter ce qu’il lisait. Ensuite les gens discutaient entre eux des nouvelles et les commentaient.

Des hommes de la bourgeoisie (reconnaissables à leur perruque et leurs vêtements) écoutent le lecteur du journal et commentent les nouvelles. La scène se passe au Jardin des Tuileries.

Le Café Procope (devenu aujourd’hui un restaurant chic du 6ème arrondissement) est l’un des lieux de rencontre favori des philosophes.

 

Les salons, contrairement aux parcs et aux cafés, ne sont pas des lieux publics. Se sont des grandes salles de récéption appartenant à des personnes de la grande bourgeoisie ou de la noblesse, qui invitent des célébrités des arts, des sciences ou de la philosophie pour qu’ils y présentent leurs oeuvres et qu’ils y rencontrent d’autres savants ou personnalités. L’un des salons les plus célèbres était celui de Mme Goeffrin (1699-1777). Bien que n’ayant presque pas reçu d’éducation, elle était passionnée par toutes les idées nouvelles et dotée d’un remarquable sens de la sociabilité. De plus, son défunt mari lui avait laissé une grande fortune (acquise en tant qu’industriel dans le secteur des glaces et miroirs). De 1749 à 1777 elle a reçu dans son salon les « stars » de l’époque deux fois par semaine : les artistes le lundi et les savants, les gens de lettres et les philosophes le mercredi.

Sur le tableau ci-dessous, le peintre a représenté une scène imaginaire (car jamais toutes ces personnes n’ont été présentes le même jour dans le salon de Mme Geoffrin) mais toutes les personnalités représentées ici étaient des habitués de ce salon. Quand au décor, il est fidèle à la réalité. On y voit un homme (en rouge au centre, à gauche du n°1) faire la lecture de la dernière pièce de Voltaire. Il était courant que les savants viennent lire eux-mêmes leurs oeuvres ou présenter leurs inventions dans ce genre de salons. Ici, Voltaire ne pouvait pas être présent car il avait été exilé à cause de ses idées.

Madame Geoffrin faisait aussi venir des hommes d’affaires, des aristocrates et des étrangers célèbres en poste ou de passage à Paris. Les rencontre entre tous ces gens ont non seulement accru la diffusion des idées mais donné lieu à des collaborations entre savants qui avaient fait connaissance à l’occasion de ces salons. Il est possible que Turgot ait rencontré des philosophes des Lumières au salon de Mme Geoffrin (ou à celui de Mme du Deffand, sa principale rivale) car les réformes qu’il a mises en oeuvre une fois au pouvoir sont clairement inspirées par des idées des Lumières, et en particulier par des articles de l’Encyclopédie :

La diffusion des idées des Lumières ne touche pas directement les ouvriers ou les paysans, mais beaucoup ont quand même entendu parler de ces idées nouvelles. L’analphabétisme reste élevé, surtout dans les campagnes et surtout chez les femmes, mais l’enseignement progresse et une opinion publique se forme petit à petit. 47% des hommes et 26% des femmes savent signer de leur nom en 1789, ce qui indique qu’ils ont au moins appris les bases de la lecture et de l’écriture. Par ailleurs, même dans les campagnes les plus reculées, des vendeurs ambulants (les « colporteurs ») venaient vendre des brochures, des images légendées et autres éléments de culture.

Un Colporteur propose des calendrier, images, petits livres et bibelots divers (gravure d’Engelbrecht, 18è siècle)

 

Les idées des Lumières ne sont pas juste des théories séduisantes. Elles ont une influence sur les événements. Par exemple, ont vont avoir une forte influence sur la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis.

Jusqu’en 1776, l’Amérique du Nord est composée de territoires sous domination britannique. Les territoires les plus peuplés ont formé 13 colonies, toutes situées sur la côté Est. Les autres territoires sont plus sauvages, moins peuplés et ont des statuts différents.

En 1776, les colonies anglaises d’Amérique se sont révoltées en raison des impôts que l’Angleterre leur imposait. Elles trouvent inadmissible qu’on leur impôse des taxtes alors qu’elles ne possèdent aucun représentant au Parlement. Le conflit a éclaté à l’occasion du Massacre de Boston.Un attroupement s’était formé pour contester la levée des impôts et un agent de la couronne britannique avait été insulté. Les soldats ouvrent le feu sur la foule, faisant 6 ou 7 morts.

Le massacre de Boston (5 mars 1770), gravure de Paul Revere.

Thomas Jefferson

Le 4 juillet 1776, Thomas Jefferson et 12 autres représentants des colonies, rédigent une déclaration proclamant leur refus de l’autorité de la couronne d’Angleterre. Leur déclaration reprend les principes essentiels des philosophes des Lumières :

LA DECLARATION UNANIME DES 13 COLONIES ANGLAISES D’AMERIQUE

« Nous tenons ces vérités pour évidentes par elles-mêmes que tous les hommes naissent égaux, que leur Créateur les a dotés de certains droits inaliénables, parmi lesquels la vie, la liberté et la recherche du bonheur ; que pour garantir ces droits, les hommes instituent des gouvernements dont le juste pouvoir émane du consentement des gouvernés, que si un gouvernement, quelle qu’en soit la forme, vient à méconnaître ces fins, le peuple à le droit de le modifier ou de l’abolir et d’instituer un nouveau gouvernement […] dont il organisera les pouvoirs selon telle forme qui lui paraîtront le plus propre à assurer sa sécurité et son bonheur. […] »

On y retrouve les principes des Lumières tels que le principe d’égalité en droit (« tous les hommes naissent égaux »), le principe des droits naturels (« leur Créateur les a dotés de certains droits inaliénables, parmi lesquels la vie, la liberté et la recherche du bonheur« ) et le contrat social (« les hommes instituent des gouvernements dont le juste pouvoir émane du consentement des gouvernés« ).

La signature de la Déclaration d’Indépendance, tableau de John Trumbull. Jefferson est l’un des cinq hommes debout (en orange) ; Franklin est à côté de lui, en noir.

Cette déclaration d’indépendance aggrave la guerre qui a éclaté depuis quelques mois entre l’autorité britannique et les colons insurgés. La Grande-Bretagne envoie de nombreuses troupes. Cette guerre d’Indépendance va durer de 1775 à 1783.

Louis XVI choisit d’engager la France dans cette guerre. Il ne le fait pas pour soutenir les idées des insurgés, mais pour nuire à l’Angleterre. En effet, à cause de l’Angleterre, la France avait perdu sa colonie du Québec à l’issu de la Guerre de Sept ans en 1763. Louis XVI veut maintenant rendre à l’Angleterre la monnaie de sa pièce et lui faire perdre ses colonies d’Amérique. Il envoie plusieurs dizaines de navires de guerre et environ 6.000 hommes, commandés par Lafayette et Rochambeau. Cette aide va se révéler décisive car l’armée des insurgée, peu nombreuse et mal entraînée, était dominée par les expérimentés soldats britanniques.

Une scène de la guerre d’indépendance. La mort du général Mercer à la bataille de Princeton, le 3 janvier 1777 (tableau de John Trumbull) Les soldats anglais sont en rouge, à droite du tableau. George Washington est au centre, à cheval.

Après sept années de guerre et plusieurs graves défaites anglaises au cours des années 1781 et 1782, les Britanniques consentent à ouvrir des négociations qui s’achèvent par le Traité de Paris, signé en 1783. Les treize colonies ainsi que les territoires de l’Ouest (jusqu’au Mississippi) deviennent indépendants. En revanche, la Grande Bretagne garde le contrôle du Canada. La France n’y gagne presque rien à part quelques petits territoires en Inde, cédés par l’Angleterre. Surtout, c’est ce traité qui donne naissance aux États-Unis d’Amérique

La signature du Traité de Paris, tableau de Benjamin West, 1783. Les signataires (assis) sont John Adams, John Kay et Benjamin Franklin (en noir). Les signataires anglais ont refusé de poser, ce qui explique que le tableau soit inachevé.

 

Maintenant indépendants, les États-Unis deviennent une République et élaborent une Constitution qui met en œuvre les principes des Lumières. Cette constitution entre en vigueur à partir de 1787. Elle applique strictement la séparation des pouvoirs : le Président dispose du pouvoir exécutif; le Congrès du pouvoir législatif ; la Cour suprême du pouvoir judiciaire.

Les États-Unis sont la première démocratie moderne.Toutefois, le droit de vote reste réservé à une minorité et la ségrégation raciale donne très peu de droits aux minorités indienne et noire. Pourtant, de nombreux Noirs et des Indiens ont combattu au côté des insurgés. L’esclavage restera en vigueur dans les États du sud jusqu’en 1865 et les lois de ségrégation raciale (qui interdisent la mixité dans les lieux publics et les écoles ou qui limitent le droit de vote des noirs) y resteront appliquées jusqu’en 1965. En dépit de ces limites, les États-Unis deviennent un modèle pour les pays d’Europe.

En France, au même moment que la Guerre d’Indépendance, le pouvoir royal affront une série de crises qui vont finir par l’emporter.

 

d) La crise du régime et la convocation des États Généraux

Sous le règne de Louis XVI, les parlementaires ont retrouvé leur pouvoir, depuis que le roi, peu après son accession au trône, les a gracié dans un geste de bonne volonté et les a rappelés à leurs fonctions. Malheureusement pour lui, les parlementaires n’ont pas interprété cela comme un geste de magnanimité comme comme une preuve de faiblesse du roi.

Louis XVI en 1776 (portrait de Duplessis)

Il est vrai que, par rapport à ses aïeux Louis XIV et Louis XV, le roi était d’un caractère plus réservé, presque timide, maladroit en public, ce qui pouvait passer pour de la faiblesse. Louis XVI n’était pas réellement faible mais il manquait d’assurance et il était souvent hésitant. Il était aussi assez influençable. Sa femme, Marie-Antoinette, s’était entourée d’un groupe de nobles très puissants qui la manipulaient et parvenaient ainsi à influencer les décisions du roi. Cela va se révéler dramatique car, au début de son règne, Louis XVI est plutôt bien disposé envers certaines des idées des Lumières. Il est notamment convaincu qu’il faut moderniser le pays et accroître les libertés. C’est pourquoi il nomme au poste de Contrôleur Général des Finances Anne-Robert Turgot.

Anne Robert Jacques Turgot, baron de l’Aulne (portrait attribué à Graincourt)

Turgot est un ami des Lumières et un physiocrate convaincu. Il a appliqué avec un certain succès une politique de modernisation quand il était intendant du Limousin, sous le règne de Louis XV. Il s’est attaqué aux obstacles qui paralysaient le commerce (comme les innombrables péages, ou comme l’absence de liberté des prix des grains). C’est pourquoi Louis XVI l’appelle à ses côtés avec pour mission d’appliquer à toute la France les méthodes qui ont bien réussi dans le Limousin.

Une des réformes de Turgot consiste à moderniser le système des impôts pour le rendre plus efficace. Il veut supprimer la corvée royale pour la remplacer par un impôt foncier sur les propriétaires. Voici comment il justifie cette réforme : 

« Tout le poids de [la corvée] retombe et ne peut retomber que sur la partie la plus pauvre de nos sujets, sur ceux qui n’ont de propriété que leur  bras et leur industrie, sur les cultivateurs et sur les fermiers. Les propriétaires, presque tous privilégiés, en sont exempts ou n’y contribuent que très peu. Cependant, c’est aux propriétaires que  les  chemins publics sont utiles, par la valeur que des communications multipliées donnent aux productions de leurs terres. C’est la classe des propriétaires qui recueille le fruit de la confection des chemins : c’est elle qui devrait seule en faire l’avance puisqu’elle en retire les intérêts. Comment pourrait-il être juste d’y faire contribuer ceux qui n’ont rien à eux, de les forcer à donner leur temps et leur travail sans salaire, de leur enlever la seule ressource qu’ils aient contre la misère et la faim, pour les faire travailler au profit de citoyens plus riches qu’eux ? »

Anne-Robert Turgot, janvier 1776

Un accident de carrosse en 1757 a failli coûter la vie à l’Impératrice germanique. Les routes n’étaient pas seulement dangereuses, elles étaient aussi très insuffisantes pour le commerce.

Cette réforme faisait partie d’un projet global de modernisation du pays. Turgot était persuadé que la France devait moderniser son agriculture, son industrie et son commerce. Pour cela, il fallait développer un réseau routier performant. Or, jusqu’à cette époque, comme on la vu dans une partie précédente, les routes étaient bâties par les paysans dans le cadre de la Corvée Royale. Chaque paysan devait fournir trois semaines par an de son temps pour les travaux publics. Turgot pensait que si on laissait les paysans cultiver, ils s’enrichiraient davantage (donc paieraient plus d’impôts) et que si les routes étaient réalisées par des ouvriers spécialisés, elles seraient mieux faites. Cependant, pour financer ces routes, il fallait bien trouver l’argent quelque part. Turgot pensait que le plus rationnel était de faire payer une taxe foncière à tous les propriétaires de terrains. Seulement, la plupart des terrains appartenaient aux nobles ou au Clergé. Les privilégiés actionnent alors leurs réseaux de relations pour alerter les hommes les plus influents sur ce risque et les convaincre de faire échouer cette réforme.

C’est ainsi que, le 4 mars 1776, le Parlement de Paris adresse au roi de « solennelles remontrances » en réponse à la décision de Turgot de suppression de la corvée royale :

« Tout système qui, sous une apparence d’humanité et de bienfaisance, tendrait à établir entre les hommes une égalité de devoirs et à détruire les distinctions nécessaires, amènerait bientôt le désordre, suite inévitable de l’égalité absolue, et produirait le renversement de la société. C’est là une question d’État, et une des plus importantes puisqu’il s’agit de savoir si tous vos sujets peuvent et doivent être confondus, s’il faut cesser d’admettre parmi eux des conditions différentes, des rangs, des titres, des prééminences.

– Le service personnel du clergé est de remplir toutes les fonctions relatives à l’instruction, au culte religieux et de contribuer au soulagement des malheureux par ses aumônes.

– Le noble consacre son sang à la défense de l’État et assiste de ses conseils le souverain.

– La dernière classe de la nation, qui ne peut rendre à l’État de services aussi distingués, s’acquitte envers lui par les tributs, l’industrie et les travaux corporels. »

Solennelles remontrances du Parlement de Paris, 4 mars 1776

 Comme on peut le voir, les Parlementaires considèrent que porter atteinte aux privilèges de la noblesse « produirait le renversement de la société », ainsi qu’ils l’écrivent à la 3ème ligne du texte, c’est-à-dire que cela déstabiliserait totalement la société puisqu’il deviendrait désormais possible aux membres du tiers état d’accéder à des fonctions prestigieuses et que, donc, les deux premiers ordres ne seraient plus réellement supérieurs au troisième ordre. Dans leur vision, la stabilité de l’Etat repose sur l’équilibre des trois ordres. Chaque ordre a une fonction bien précise qui assure les besoins de l’Etat. Si l’on supprime les ordres, l’Etat s’effondre. Cette idée est illustrée par l’image allégorique ci-dessous :

A gauche, la Noblesse (l’épée dans la main droite pour rappeler qu’elle assurer les tâches militaires ; la main gauche posée sur le Palais Bourbon pour rappeler qu’elle doit participer à l’élaboration des lois). Au centre le Clergé. A droite, le Tiers état tenant une ancre de marine (symbole du commerce) et ayant à ses pieds une corne d’abondance pour rappeler que c’est lui qui assure la subsistance de la population. Au-desus d’eux, un compas et un niveau d’architecte montrent qu’ainsi la société est bien équilibrée. (gravure anonyme de 1789)

Malgré l’opposition des parlementaires, le roi confirme la suppression de la Corvée royale. Cependant, pour apaiser la colère de la noblesse et sous l’influence de Marie-Antoinette, il renvoie Turgot qui est bientôt remplacé à son poste par Jacques Necker, un banquier suisse, qui a beaucoup de relations et qui va donc réussir à emprunter toujours plus d’argent, donnant momentanément l’impression que la situation financière s’est améliorée. Plus tard, il sera surnommé « Necker le prestidigitateur », c’est-à-à-dire celui qui, par des tours de magie réussit à faire apparaître de l’argent où il n’y en a plus. En tout cas, il devient ainsi très populaire.

En critiquant le pouvoir du roi et en s’opposant systématiquement à tout nouvel impôt, les parlementaires ont réussi à s’attirer la sympathie de la population, qui croit naïvement que les parlementaires agissent pour le bien du peuple alors qu’en réalité ils ne pensent qu’à leur propre intérêt. Pourtant, la situation financière du pays se dégrade fortement au cours du 18ème siècle. L’endettement se cresue toujours. Une grande réforme des impôts devient absolument nécessaire.

En 1788, le budget de l’Etat est fortement déficitaire  principalement à cause des dépenses causées par la participation de la France à la Guerre d’Indépendance d’Amérique, de 1776 à 1783 ainsi qu’à cause de la crise économique qui frappe le pays en 1787. Tout au long des règnes de Louis XV et Louis XVI, le budget a connu une alternance de périodes de déficit et de périodes d’équilibre, mais il n’avait encore jamais atteint une situation aussi grave.

Le tableau des comptes de l’Etat en 1788 ci-dessus fait apparaître un fort déficit : les dépenses sont supérieures de 123 millions de livres aux recettes (629 – 503). Ce déficit représente près de 25% des recettes. Plus grave, la dette de l’Etat (318 millions de livre), représente 63% du budget. Cela signifie que le pays débute l’année 1789 avec seulement 37% des recettes ; les 63% restants sont immédiatement versées à tous les prêteurs qui ont fait crédit au gouvernement et qui attendent leur remboursement.

Sous le titre de cette gravure de 1789 : « A faut espérer q’eu s’jeu là finira ben tôt » on peut lire : « Un paysan portant un prélat et un noble. Allusion aux impôts dont le poids retombait en entier sur le peuple. Messieurs les ecclésiastiques et les nobles non seulement ne payaient rien mais encore obtenaient des grâces, des pensions, qui épuisaient l’État, et le malheureux cultivateur pouvait à peine fournir à sa subsistance ».

Pour résoudre la crise financière les différents contrôleurs généraux des finances de Louis XV puis de Louis XVI ont tenté de mettre en œuvre trois solutions :

1°) Diminuer les dépenses en faisant des économies. De gros efforts ont été accomplis de cette manière à partir du milieu du 18ème siècle, mais ils ont été anéantis par l’énorme dépense occasionnée par la guerre en Amérique.

2°) Moderniser en profondeur l’économie afin d’accroître l’enrichissement de la population (considérant qu’une population plus riche rapporte plus d’impôt) : c’était le projet de Turgot. Le roi et ses ministres sont conscients de la nécessité d’une telle politique, mais ils savent qu’elle ne portera ses fruits qu’au bout de plusieurs années. De plus, ils se heurtent à l’opposition de la noblesse ou des corporations de métiers, qui sont attachées à leurs privilèges.

3°) Augmenter les impôts : Ceux des paysans ne peuvent être davantage augmentés sous peine de diminuer le rendement fiscal ; ils payent déjà le maximum (ils en payent au seigneur (Champart, banalités, Corvée, Cens, etc.), à l’Église (Dîme) et au roi (taille, gabelle, capitation, vingtième, etc.)). En cas de hausse des prélèvements, une partie d’entre eux serait ruinée donc dans l’incapacité de continuer à payer le moindre impôt. En revanche, les nobles payent peu d’impôts. Le Clergé n’en paye aucun [*]. Les deux ordres privilégiés s’opposent donc systématiquement à toute réforme des impôts.

Charles-Alexandre de Calonne (1734-1802) (portrait d’Elisabeth-Louise Vigée-Lebrun)

En 1787, Charles-Alexandre de Calonne, Contrôleur général des finances de Louis XVI qui a remplacé Necker, analyse ainsi la situation financière catastrophique du royaume et dénonce les privilèges fiscaux qu’il qualifie « d’abus » et qu’il considère comme la vraie cause du déficit.

« Le déficit était de 37 millions à la fin de 1776 ; et depuis cette époque jusqu’à la fin de 1786, il a été emprunté 1250 millions… J’ai du dévoiler au roi cette triste vérité, et Sa Majesté s’est vivement pénétrée de la nécessité d’employer les moyens les plus efficaces pour y apporter remède. Mais quels peuvent être ces moyens ? Toujours emprunter serait aggraver le mal et précipiter la ruine de l’État. Imposer plus serait accabler les peuples que le roi veut soulager. Économiser? Il le faut sans doute ; mais l’économie seule, quelque vigoureuse qu’on la suppose, serait insuffisante et ne peut être considérée que comme moyen accessoire. Que reste-t-il qui puisse suppléer à tout ce qui manque et procurer tout ce qu’il faudrait pour la restauration des finances ? Les abus.

Oui, c’est dans les abus même que se trouve un fond de richesses que l’État a droit de réclamer, et qui doivent servir à rétablir l’ordre. C’est dans la proscription [*] des abus que réside le seul moyen de subvenir à tous les besoins. Tels sont les abus dont l’existence pèse sur la classe productive et laborieuse ; les abus des privilèges pécuniaires ; les exceptions à la loi commune qui ne peuvent affranchir une partie des contribuables qu’en aggravant le sort des autres. »

La dernière phrase du texte est une dénonciation de l’injustice des privilèges : elle explique que c’est parce que les plus aisés ne payent pas d’impôt, ou très peu, que les autres catégories en sont submergées.

Au même moment, le mécontentement grandit à cause de la crise économique qui  touche durement les paysans et affame le peuple des villes :

Paysage d’hiver avec patineurs sur la glace, par Pieter Bruegel l’ancien

Le terrible hiver 1788-1789

Ce grand hiver a commencé le 25 novembre 1788 et a duré jusqu’au 13 janvier 1789 […]. Toutes les rivières ont été prises [par les glaces], jusqu’à pouvoir porter hommes, chevaux, bœufs, charrettes et voitures chargées, même la Loire de son embouchure jusqu’à sa source.

La misère a été extrême ; le pain, faute de bois et de farine est devenu fort cher […]. Plusieurs ont crié que cet hiver était le prélude de la fin du monde […]. Le blé, acheté aussitôt qu’il est arrivé aux lieux publics par les revendeurs, rend le marché dégarni et cause une grande augmentation des prix.

Registre de la, paroisse de Saint-Pierre d’Angers

Dans les campagnes, même si le prix du blé atteint des sommets, cela ne bénéficie qu’aux paysans très aisés car la récolte a été si mauvaise que tous les paysans pauvres ou moyens en ont à peine pour se nourrir eux-mêmes. Dans les villes, la misère règne et la colère gronde. 

Lorsqu’en 1788 le roi annonce la mise en place d’un impôt universel, les Parlements en appellent au peuple français et réclament la tenue des États Généraux. Les États généraux sont une assemblée exceptionnelle qui se réunissait autrefois en cas de crise politique ou financière, de guerre ou de question diplomatique majeure. A la fin du Moyen âge, le roi convoquait régulièrement cette assemblée (qui avait été créée en 1302) [*]. Elle était composée de représentant des trois ordres appelés les « députés ». Le dernier roi à avoir réuni les États généraux était Louis XIII, en 1614. Cela faisait donc 175 ans qu’ils n’avaient plus été réunis.  Louis XIV et Louis XV avaient en effet assez d’autorité pour imposer leur volonté au pays et à la noblesse et pour s’opposer à toute convocation des états généraux.

Le roi décide de punir les Parlements. Il demande à son Ministre des finances Loménie de Brienne et à son Chancelier Lamoignon de mettre au pas les Parlements. Les deux ministres décident de leur retirer leur pouvoir de remontrance (comme cela avait été fait par le Chancelier Maupeou en 1771).

Pour la population, cette décision est un acte d’autoritarisme insupportable. Les Français croient que seuls les Parlements peuvent empêcher la création de nouveaux impôts. Des mouvements de révolte se produisent comme à Grenoble, où une troupe de soldats du roi est prise pour cible par les habitants, montés sur les toits des maisons, d’où ils lancent des tuiles. C’est la « Journée des tuiles », qui va faire trois morts et des dizaines de blessés graves.

La Journée des tuiles, le 7 juin 1788 à Grenoble, tableau d’Alexandre Debelle

 

En réalité, le pouvoir avait bien l’intention de créer un nouvel impôt, mais celui-ci aurait surtout été payé par les nobles et le Clergé car il portait sur les propriétaires fonciers. La question des impôts est très sensible pour les paysans et les pauvres des villes, qui en payent déjà beaucoup. Le fait que les parlementaires et la noblesse s’opposent à tout nouvel impôt leur paraît une bonne chose. Ils soutiennent l’idée de réunir les États généraux car ils ont le sentiment qu’ainsi ils pourront exprimer leur point de vue. Une première alliance du Tiers état avec le Clergé et a Noblesse se produit, toujours à Grenoble, lorsque les trois ordres décident d’organiser des États généraux du Dauphiné (la province dont Grenoble est la capitale à l’époque). Ceux-ci ont lieu en juillet 1788 dans le château de Vizille (à une dizaine de kilomètres de Grenoble).

Assemblée des trois ordres du Dauphiné en 1788 à la Salle du jeu de Paume du château de Vizille

 

L’épisode de la « Journée des tuiles » et la réunion des États généraux de la province du Dauphiné convainquent le roi que la situation est inextricable et qu’elle ne peut plus être résolue autrement qu’en convoquant les États généraux du royaume. Il annonce que la réunion se tiendra en mai 1789.

Dans tout le pays, les habitants des trois ordres sont invités à rédiger des cahiers de doléances [*] et à désigner des députés chargés de faire connaître ces doléances au roi. Début mars 1789, dans chaque paroisse les gens se rassemblent après la messe pour rédiger leur cahier (ce sont les « cahiers de paroisses ») et désigner des délégués.  Ceux-ci se rendent ensuite à la capitale du bailliage (l’équivalent du département actuel) où l’ensemble des cahiers de paroisses est compilé en trois « cahiers de doléances », un pour le Clergé, un pour la Noblesse, un pour le tiers état.

Les paysans, qui savent rarement écrire, se font souvent aider par le maître d’école ou le curé, ou bien ils payent les services d’un écrivain professionnel, ou encore ils utilisent un de ces « modèles » de cahiers qui ont été rédigés par des personnes éduquées et qui circulent dans toute la France.

Des paysans font rédiger leurs doléances par un écrivain public. Écrivain public était un métier très répandu à l’époque car les paysans avaient besoin de mettre par écrit les contrats d’embauche ou de vente et de nombreux autres documents administratifs.

 

Voici quelques exemples de ces cahiers de doléances :

  • Cahier de doléances de Perrier-sur-Andelles

Cette année, la récolte a été un peu médiocre, il y a un cinquième de moins que la récolte ordinaire, ce qui fait le blé à un prix excessif. Plus de la moitié de cette paroisse n’est plus en états de supporter aucun impôt puisqu’ils ne peuvent pas avoir le pain qui leur est nécessaire.

Grand nombre sont réduits à l’aumône et, ce qui est aussi cause de leur misère, c’est que la plupart des contribuables ne subsistaient que par la filature des cotons qui aujourd’hui ne procure aucun profit. Ce commerce est bas depuis que l’on a établi des [métiers à tisser] mécaniques et que les étrangers apportent leurs mousselines fabriquées. […]

Messieurs les députés sont priés de faire de vives remontrances, soit pour faire défendre [ici au sens d’interdire] les métiers à tisser mécaniques, soit pour faire procurer du travail à ceux qui ne peuvent plus gagner leur vie à cause du bas prix du coton filé et de la cherté de la vie.

Ce premier cahier provient d’artisans vivant en ville (les lignes 8 et 9 indiquent qu’ils travaillent dans des filatures de coton). Leur principale doléance concerne les métiers à tisser mécaniques, une invention nouvelle qui met des ouvriers au chômage parce qu’un seul métier mécanique fait le travail de six ou sept hommes. Ils se plaignent aussi du prix du pain qui est monté en flèche à cause de la mauvaise récolte de 1788.

Il était déjà arrivé qu’en tant de crise le roi fasse distribuer du pain gratuitement, comme ici en 1693. Il n’est donc pas complètement absurde que les auteurs du cahier de doléance ci-dessus réclame une aide de l’État.

 

  • Cahier du bailliage d’Amont (Bourgogne)

Article 5 : La conservation des exemptions personnelles et des distinctions dont la Noblesse a joui dans tous les temps sont des attributs qui la distinguent essentiellement  et qui ne pourraient être attaqués et détruits qu’en opérant la confusion des ordres. L’abus qui résulterait d’une telle innovation est trop évident pour qu’il soit nécessaire de le discuter. La Noblesse d’Amont demande donc que l’ordre dont elle fait partie soit maintenu dans toutes ses prérogatives personnelles […]

Article 6 : La Noblesse n’entend en aucune manière  se dépouiller des droits seigneuriaux honorifiques et utiles tels que la justice haute, moyenne et basse, chasse, pêche, mainmorte, taille, corvée, lods, colombier, cens, redevance, dîme, commise, mainmise, et autres quels qu’ils soient.

Ce second extrait provient de la noblesse rurale qui tire ses revenus essentiellement de l’exploitation de ses seigneuries. C’est pourquoi, comme ils le disent à l’article 6, ils refusent absolument de mettre fin aux droits seigneuriaux, ces impôts qui pèsent sur les paysans, qui sont énumérés dans la suite de l’article : taille, corvée, lods, etc.

Le peuple, écrasé par le fardeau des impôts (« Plus de la moitié de cette paroisse n’est plus en états de supporter aucun impôt« )…

  • Cahier de la communauté de Guyancourt

Art. 1 : Que tous les impôts soient payés par les trois ordres, sans aucune exception, chacun suivant ses facultés.

Art. 2 : Une même loi et coutume par tout le royaume.

Art. 3 : La suppression entière des aides et gabelles.

Art. 5 : La suppression de toute espèce de dîme en nature.

Art. 6 : Une modération sur la quantité du gibier, notamment des lièvres et chevreuils qui se multiplient depuis quelques années, ce qui fait un tort considérable aux récoltes.

Article 7 : La destruction des pigeons, comme faisant un tort considérable dans le temps des semences et maturité des grains.

Article 9 : Que la justice soit rendue plus promptement et avec moins de partialité.

Article 16 : La paroisse a grand besoin d’un maître et d’une maîtresse d’école pour l’éducation de la jeunesse.

…réclame que le fardeau soit supporté par tous : »Que tous les impôts soient payés par les trois ordres, sans aucune exception, chacun suivant ses facultés »

Ici, nous avons affaire à un cahier de doléances de paysans, comme le prouvent les articles 6 et 7, qui évoquent des problèmes typiquement villageois. Sans surprise, ce sont les impôts qui sont au cœur des principales revendications (articles 1, 3 et 5), mais les doléances de ces paysans comportent aussi des aspects plus politiques, notamment la réclamation d’une plus grande égalité (articles 2 et 9). Le souci d’une meilleure éducation est également visible à l’article 16.

Deux pages du cahier de doléances du Berry (qui comptait 50 pages)

  • Cahier de doléances de Nîmes

De la constitution: Le comble de la perfection dans les lois est de procurer à ceux qui y sont soumis la plus grande somme de bonheur possible, Pour cet effet, les lois seront désormais librement consenties par la Nation dans les États Généraux(1); qu’en conséquence, la nation sera périodiquement assemblée, en la personne de ses représentants, à des époques fixes et rapprochées.

De l’administration de la justice:

– Que la vénalité des charges [*] soit abolie.

– Que dans aucun tribunal, le titre de Noble ne soit nécessaire pour être juge(2).

De la liberte:

– Sa Majesté sera très humblement suppliée d’abolir les lettres de cachet, et tous ordres arbitraires […].

– Que la liberté de la presse soit accordée(4) […].

– Que les règlements qui gênent les manufactures soient supprimés […] Que la libre circulation du commerce soit établie dans tout le Royaume(3), que les douanes soient portées aux frontières et que les droits de leude, péage, pontonage, minage [*] et autres qui gênent les routes et le commerce soient supprimés.

Des établissements utiles et des reformes:

– Que les sujets du Tiers-Etat, qui composent toute la Nation, puissent postuler au service et aux emplois militaires, et accéder aux ordres supérieur, afin que le droit d’être utile à la patrie dans les emplois ne soit plus un privilège exclusif(2). […]

– Qu’il soit établi une éducation nationale et uniforme.

Des impots: Que Sa Majesté ayant déclaré qu’elle ne voulait lever aucun impôt qu’il n’eut été consenti par la Nation, il lui plaise de statuer que les subsides et emprunts ne seront désormais établis qu’avec le libre consentement des Etats Généraux, et pour le terme d’une assemblée nationale à l’autre(5).

Ce long cahier de la bourgeoisie de Nîmes (il comptait plus de 70 pages) résume l’essentiel des revendications bourgoises : la création d’une assemblée qui participe à l’élaboration des lois (1), la possibilité pour les bourgeois d’accéder aux fonctions jusqu’ici réservées aux ordres privilégiés (2), le libéralisme économique, c’est-à-dire la libre circulation du commerce (3), les droits naturels, notamment la liberté de la presse (4) ainsi que la réforme des impôts de manière à ce que leur répartition soit plus juste et qu’ils puissent être discutés par l’assemblée de la Nation (5).

Une gravure plus « politique » que les précédentes (qui ne s’attaquaient qu’à la noblesse et au Clergé). Ici, Louis XVI est visé, même s’il ne semble pas capable de guider l’attelage mais semble lui-même écrasé par la Clergé et le Parlementaire. Le peuple n’est pas figuré sous la forme d’un paysan, comme dans les autres gravures, mais sous la forme d’un esclave enchaîné. L’image correspond davantage aux revendications de la bourgeoisie qu’à celles de la paysannerie.

 

  • Le clergé de Nîmes, lui, a d’autres préoccupations :

1. Que le roi emploie son autorité pour arrêter les progrès de l’irréligion et de la corruption des moeurs, en perfectionnant l’éducation publique de la jeunesse et en ordonnant l’observation des règlements de police sur la sanctification des dimanches et fêtes et sur la prohibition des livres pernicieux. [ ]
3. Que la dotation commune des curés soit déterminée par un nombre de setiers de blé correspondant à une somme de 1 200 livres. […]
5. Que dans chaque diocèse, il y ait une caisse de secours pour donner des pensions de retraite aux curés que l’âge ou les infirmités auront mis hors d’état de continuer les fonctions de leur ministère. […]
9. Qu’il plaise au roi de protéger les propriétés de l’Église et notamment les dîmes.

Si certains articles (n°1) visent à défendre la religion à une époque où l’athéisme fait des progrès (plusieurs Philosophes des Lumières, par exemple se disaient athées et appelaient à la lutte contre les « superstitions religieuses ») ou bien à défendre les privilèges de l’Eglise (n°9), les autres réclament un meilleur revenu pour les curés (n°3), qui étaient souvent pauvres (tandis que les évêques s’approriaient la plus grande partie des richesses de l’Eglise et vivaient comme des princes) ou à la mise en place d’une pension de retraite pour les curés.

  • Un cahier de laboureurs et d’ouvriers révélant la fracture avec la bourgeoisie :

Sur cette image de 1789 (une gouache des Frères Lesueur) les ouvriers (pantalon à rayure), les artisans (pantalon gris) et les bourgeois (culotte jaune) sont encore unis mais des fractures importantes existent déjà.

L’assemblée du tiers état de Pont-l’Abbé, en Bretagne, n’est pas parvenue à rédiger un cahier de doléance unique. Les « ouvriers » et « laboureurs » sont tombés en désaccord avec les bourgois et ont préféré rédiger leur propre cahier. Il y a donc un cahier des bourgeois et un cahiers du petit peuple, dont voici quelques extraits :

« Nous, habitants de la paroisse de Pont-l’Abbé :

Art. 1. Nous déclarons avoir l’honneur d’exposer à Sa Majesté que les peuples bretons, tant des villes que des campagnes, sont traités, menés comme des esclaves par les nobles et MM. du haut clergé. Ils forcent le Tiers-État d’aller moudre, cuire à leurs moulins et fours banaux, pour être volés par des meuniers infâmes qui nous perdent nos grains et nous volent impunément. […] Que toutes les abbayes soient supprimées au profit de Sa Majesté pour payer la dette nationale. […]

Art. 10. Nous avons l’honneur d’exposer à Sa Majesté la plus grande, la plus affreuse des misères et des calamités du peuple breton afin qu’il plaise à Sa Majesté d’y remédier, s’il lui plaît. Les avares du siècle en sont les auteurs par les exportations continuelles de grains de toute espèce hors la Province, ce qui est cause que depuis 1760-1780 nous payons les grains d’un prix excessif et qui a causé une misère sans fin dans la Province. […]

Art. 16. Nous déclarons et certifions que le refus nous a été fait par la classe de MM. les bourgeois de Pont-l’Abbé, d’entendre nos doléances et recevoir nos demandes, ainsi que le cahier de doléances de la communauté pour les enregistrer. Depuis huit jours, nous avons nommé des députés, tant de la classe des laboureurs que des ouvriers […] malgré toutes les précautions possibles, […] ces messieurs n’ont jamais voulu écouter nos doléances ni nos demandes. »

Cahiers de doléances des artisans de Pont-l’Abbé, 1789.

L’article 1 s’en prend aux seigneurs (nobles ou ecclésiastiques) dont les privilèges sont insupportables pour les paysans. En particulier, les paysans étaient obligés d’utiliser les fours à pains et les moulins appartenant au seigneur (et de payer une taxe pour leur utilisation). Ils n’avaient pas le droit de construire leur propre four ou leur propre moulin. Cela s’appelait le « droit de ban »; d’où l’expression de « moulins et fours banaux » (ligne 3). Les articles 10 et 16, par contre s’en prennent au bourgeois, qui sont accusés de ruiner les agriculteurs et les ouvriers par les achats et leurs exportations de blé (qui concurrences les petits paysans et affament les gens des villes en faisont monter les prix). Ils repprochent aussi aux bourgois d’avoir refusé d’inscrire leurs doléances dans leur cahier et d’avoir refuser de nommer des députés issus des catégories populaires.

Au début de l’année 1789, la Révolution est en marche mais personne ne s’en doute encore. Elle va survenir, comme un coup de tonnerre en plein pendant la réunion des Etats généraux, au cours du mois de juin 1789.