Les critiques considèrent généralement que le meilleur album de Janis Joplin est son dernier, « Pearl », sorti au début de l’année 1971, trois mois après sa mort. L’album de 1968, « Cheap Thrills », sous le nom du groupe « Big brother ans the holding company », jouit aussi d’une renommée positive. Mais mon colon, moi c’lui que j’préfère, c’est « Kozmic Blues », ou plutôt « I Got Dem Ol’ Kozmic Blues Again Mama! », puisque tel est son vrai titre, son seul album avec le groupe « Kozmic blues band », sorti en 1969. C’est aussi, de ses trois disques, celui qui a eu le moins de succès commercial, même s’il est aujourd’hui unanimement considéré comme un classique.
Pourquoi certains voient-ils dans cet album un faux pas ? Pourquoi n’est-il pas considéré comme un chef d’oeuvre total alors que non seulement il ne comporte aucune chanson faible mais qu’il regorge de morceaux exceptionnels : « Try (just a little bit harder) », « Maybe », « Kozmic Blues » ou « Work me Lord », pour ne citer que les plus connus ? C’est ce que je me propose d’essayer d’élucider ici.
Commençons par replacer le disque dans son contexte. Janis Joplin avait passé deux ans et demi au sein du groupe « Big Brother », un groupe qu’elle n’avait pas fondé mais rejoint en juin 1966. A l’époque elle commençait à avoir une certaine notoriété dans les clubs de San Francisco, où elle se produisait, et elle cherchait à intégrer un groupe de musiciens. Elle avait même hésité un moment à accepter de devenir la chanteuse du groupe psychédélique « 13th Floor elevator ».
Big brother and the holding company featuring Janis Joplin (1967)
« Big brother and the holding company » est lui aussi, à l’origine, un groupe de rock à tendance psychédélique. On peut s’en apercevoir en écoutant leur premier album (intitulé « Big brother & the holding company featuring Janis Joplin » et sorti en août 1967) avec des chansons comme « Intruder », « Light is faster than speed », « All is loneliness » ou « Coo Coo ».
Le critique Robert Christgau classe même « Big brother » dans la catégorie des Garage bands, ce qui n’est pas péjoratif dans son esprit, mais au contraire un gage de spontanéité et de sincérité. Ces qualités sont d’ailleurs celles qui sont attribuées aux deux disques que le groupe a enregistré avec Janis Joplin comme chanteuse principale.
Ce premier album n’est pas très connu mais contient plusieurs chouettes chansons. Outre celles citées ci-dessus, on peut mentionner « Blind man », « Call on me », « Bye, bye, Baby » et « Down on me ». Les deux dernières ont été rendues un peu plus célèbres par leur apparition en version live sur l’excellent « In concert » (double live sorti en 1972 et l’un des meilleurs témoignages de l’extraordinaire qualité des prestations scéniques de Janis Joplin).
C’est avec l’album « Cheap thrills » que la renommée de Janis Jolplin explose vraiment. La pochette du disque, fameuse, n’y est pas pour rien. Le titre que Janis Joplin avait souhaité pour ce disque était « Dope, sex and Cheap thrills » mais, bien évidemment, cela a été refusé par Columbia, la compagnie discographique, qui avait déjà tiqué sur le choix de faire dessiner la pochette par le dessinateur de BD underground Robert Crumb.
L’album va cartonner et obtenir d’excellentes critiques, atteignant la première place des charts et restant classé 66 semaines dans le top 200. Pourtant, musicalement, c’est un disque assez décousu et à la qualité très inégale. Le côté psychédélique est encore présent sans être dominant, par exemple dans des chansons comme « Combination of the two » (qui ouvre le disque et où Janis partage le chant avec Sam Andrew, l’un des guitaristes) ou « Oh, sweat Mary ». Deux chansons où les approximations techniques des musiciens sont assez évidentes.
Les chansons qui révèlent vraiment l’exceptionnel talent de chanteuse de Janis Joplin sont « I need a man to love », « Piece of my heart », « Ball and Chain » et surtout « Summertime ». Quatre morceaux à la tonalité nettement plus blues. « I need a man to love » (chanson co-signée par Janis Joplin) aborde un sujet important de son existence : son appétit vorace pour le sexe, et en particulier pour les plus beaux mecs qu’elles croisait. Citons-en quelques uns parmi les plus célèbres : Jimi Hendrix, Jim Morrison, Leonard Cohen, Kris Kristofferson… Elle aimait aussi les femmes et a toujours eu plus de mal à faire durer ses relations avec les mecs qu’avec les filles.
« Ball and Chain » est un morceau de Big Mama Thornton, une chanteuse de blues noire que Janis avait vue en concert un an plus tôt. Séduite par la chanson elle était allée demander à Big Mama l’autorisation de la reprendre. Celle-ci lui aurait répondu OK mais à condition qu’elle en fasse une version mémorable. On peut dire que le marché a été respecté. Celle qu’on entend sur l’album a été enregistrée en concert au Fillmore de San Francisco et elle permet de mesurer la puissance vocale insensée de Janis.
D’autre morceaux du disques sont accompagnés d’applaudissements et de bruits d’ambiance mais il ne s’agit pas de titres enregistrés en concert, seulement de bruitages ajoutés lors de la production. Officiellement il s’agissait de créer une atmosphère plus brute. Certains disent que c’était un moyen de masquer les approximations des musiciens mais ce sont surement de mauvaises langues.
Le morceau le plus fort du disque, qui justifie à lui seul de l’avoir, est incontestablement « Summertime ». Cette reprise de Gershwin a été souvent reprise (par exemple par le groupe anglais « The Zombies ») mais la version de Janis Joplin est probablement l’un des morceaux les plus forts de toutes l’histoire du rock, l’une de ces interprétations qui vous donnent la chair de poule (au sens littéral) et qui vous font monter les larmes aux yeux. Sa voix y passe du feulement fragile comme du cristal au rugissement léonin et le groupe, pour une fois, délivre une partition sublime dans son imperfection.
Il existe de nombreuses versions live de cette chanson, dont plusieurs sont encore meilleures que celle de Cheap Thrills, mention spéciale à celle du concert à Amsterdam du 1er avril 1969. Des cuivres y ont d’ailleurs été ajoutés puisque cette version est interprétée par le « Kozmic Blues band », groupe qui comporte une section cuivre. Voici la vidéo :
Le Kozmic Blues Band
Ce nouveau groupe a été créé dans la précipitation, au tout début de l’année 1969. Les relations entre Big Brother et Janis Joplin s’étaient un peu dégradées, les musiciens ayant le sentiment qu’elle avait tendance à tirer un peu la couverture à elle. Ce n’est qu’à moitié vrai, la faute en incombait pour partie à leurs limitations techniques et pour partie à la presse, qui faisait de Janis sa nouvelle coqueluche.
Cependant il est vrai qu’elle se prêtait à ce jeu médiatique avec ravissement, elle qui avait longtemps souffert d’être traitée comme un vilain petit canard et qui avait subi une humiliation innommable, quelques années plus tôt, lorsque en 1962 des connards toxiques de la fac d’Austin, où elle faisait ses études, l’avaient élue « Le mec le plus moche de l’université » et avaient affiché ça en une du journal de la fac.
Cette blessure narcissique (et d’autres) expliquent une bonne partie de la tendance à l’autodestruction constamment manifestée par Janis Joplin. Très tôt elle s’est mise à boire comme un trou, commençant à picoler des alcools forts (notamment du Southern Comfort) dès le matin. La consommation d’alcool s’est bientôt accompagnée d’une consommation de toutes les drogues possibles dans des proportions gigantesques. En 1969, durant l’enregistrement de « Kozmic Blues », on estime qu’elle s’injecte pour 200 dollars d’héroïne par jour (soit 1600 dollars de 2022).
Quand des producteurs commencent à presser Janis de quitter « Big Brtother » pour s’entourer d’un vrai groupe de pros, elle se laisse tenter, mais emmène quand même avec elle Sam Andrew, le guitariste de Big Brother.
Le nouveau groupe n’est composé que de musiciens aguerris (dont plusieurs membres de Steppenwolf !!, curieusement non crédités sur la pochette), mais qui n’ont jamais joué tous ensemble et qui ne vont pas vraiment avoir le temps de se rôder suffisamment sur scène avant d’enregistrer l’album. C’est du moins ce qui est souvent reproché à ce disque, et je ne partage pas ce point du vue. La cohésion est à mon avis excellente.
I Got Dem Ol’ Kozmic Blues Again Mama! (1969)
Le groupe a quand même tourné presque six mois avant d’entrer en studio. Il en ressort dix jours plus tard avec un disque de huit chansons : « I Got Dem Ol’ Kozmic Blues Again Mama! »
Comme l’indique le nom du groupe et celui du disque, le blues y a la part belle, mais pas une part exclusive. La première chanson, par exemple, « Try (just a little bit harder) » est presque un jerk, mâtiné de chœurs soul. Un des morceaux les plus groovy jamais chantés par Janis Joplin. Même genre pour « As Good as You’ve Been to This World », dont l’intro instrumentale de 2:30 mn est une vraie tuerie, avec son groove d’enfer. Un morceau signé Nick Gravenites, super musicien de blues électrique qui a joué avec Mike Bloomfield dans l’éphémère groupe « Electric Flag » et qui a composé plusieurs très beaux titres pour Janis Joplin dont, sur ce même album, le morceau final : « Work me Lord ».
« Little Girl Blue » est une très jolie ballade, très douce, qui n’est pas sans rappeler par moment « Summertime » (à cause des arpèges de guitare joués par Sam Andrew, probablement). Magnifique performance de Janis dans un style moins gueulard que d’habitude.
Le reste du disque est 100% blues, et du bon. « Maybe » bénéficie d’une sublime partition des cuivres. « To Love Somebody » est une reprise des… Bee Gees, eh oui. Excellent morceau (dans la version du Kozmic Blues), avec une instrumentation impeccable.
« Kozmic Blues » (la chanson) commence tout en douceur et vous fait dresser les poils sur les bras avant de monter crescendo et de finir en apothéose. Une des performances les plus impressionnantes de Janis Joplin. On écoute :
« Work me Lord » enfin, clôt le disque en beauté. Morceau assez proche de Kozmic Blues et de Maybe et, de nouveau, section cuivre grandiose.
Si on devait chercher un morceau un peu plus faible sur ce disque, on pourrait citer « One good man », blues électrique et seul morceau sans cuivres du disque, qui aurait très bien pu figurer sur l’album « Cheap Thrills ». Agréable mais manquant un peu d’originalité malgré le jeu de guitare inspiré de Mike Bloomfield.
Le Full Tilt Boogie Band
Dès la fin de l’année 1969 le Kozmic Blues Band se disloque. Les critiques mitigées du disque y ont contribué, de même que le départ de Sam Andrew, qui préfère réintégrer Big Brother and the Holding company. Janis trouve que le groupe manquait aussi un peu de groove, surtout sur scène, ce qui l’avait déjà amenée à recruter un nouveau guitariste, John Till, pour assurer les tournées promotionnelles de l’album « Kozmic Blues ».
John Till était un canadien, fondateur du groupe « Full Tillt (avec 2 « L », comme Till) Boggie Band ». On trouvait dans ce groupe (exclusivement composé de musiciens canadiens) le bassiste Brad Campbell, qui avait déjà joué les parties de basse de l’album Kozmic Blues et suivi Janis en tournée en 1969. C’est probablement lui qui a mis en contact la chanteuse aven John Till. On sait aussi que Mike Bloomfield a joué les entremetteurs. Quoi qu’il en soit, John Till accepte que tout son groupe devienne le nouveau back band de Janis Joplin, et il propose même de retirer le deuxième « L » de Tillt.
Le « Full Tilt Boogie Band » a donc une certaine parenté avec le Kozmic Blues Band, mais il y a aussi deux différences majeures entre ces deux entités : le nouveau groupe est composé de musiciens qui se connaissent parfaitement et il ne comprend pas de section cuivre.
Dès les premières répétitions Janis Joplin est conquise. C’est le groupe dont elle rêvait.
Le nouveau groupe commence par se roder sur scène lors du Festival Express, un festival musical itinérant qui a lieu de la fin du mois de juin 1970 au début du mois de juillet, parcourant le Canada d’Ouest en Est. Y participent (entre autres) le Grateful Dead, The Band ou Buddy Guy.
On peut entendre quelques uns des morceaux joués par le Full Tilt Boogie Band lors de ce festival dans le double live « In Concert » (l’intégralité du deuxième disque dans la version vinyle) et notamment deux titres qui faisaient partie de l’album « I Got Dem Ol’ Kozmic Blues Again Mama! » : « Try (Just a Little Bit Harder) » et « Kozmic Blues ». Cette chanson est interprétée sans les cuivres, ce qui la fait paraître un peu dénudée, en tout cas moins bien que la version originelle de l’album. « Try » bénéficie en revanche d’une partie de guitare assez nerveuse et est jouée dans un tempo plus rapide, ce qui lui donne un sacré punch.
L’album studio, intitulé « Pearl », est enregistré à partir de la fin du même mois de juillet 1970. Les sessions s’étendent sur plus de deux mois car le groupe donne en même temps de nombreux concerts et car Janis fait une consommation monstrueuse d’héroïne et d’alcool, entraînée dans cet abîme par Peggy Caserta. Elle avait rencontré cette vendeuse de fringues de Haight-Ashbury, le quartier hippie de San Francisco, deux ans plus tôt. Sa boutique a la réputation d’avoir été la première boutique hippie jamais ouverte.
Janis et Peggy étaient devenues amantes et se retrouvaient à intervalle régulier, Peggy faisant à chaque fois replonger Janis dans la drogue.
Alors qu’il ne reste plus qu’un seul morceau à mettre en boîte pour terminer le disque, Janis est retrouvée morte d’overdose le soir du 4 octobre 1970 dans sa chambre du Landmark Motor Hotel par son road manager et proche ami John Byrne Cooke. Le lendemain, elle devait enregistrer les vocals de la chanson de Nick Gravenites « Buried Alive in the Blues ». Le morceau est finalement inclus tel quel sur le disque, c’est-à-dire dans une version instrumentale d’à peine plus de deux minutes.
Pour le reste, ce disque mérite le succès qu’il a eu, et pas seulement en raison de sa valeur testamentaire. Si Janis Joplin avait survécu à cette énième overdose, le disque aurait quand même été un succès et il l’aurait mérité. On y trouve dix titres dont presque tous sont excellents. Par certains côtés il est même supérieur à Kozmic Blues. Il est beaucoup plus varié, la qualité sonore est supérieure et il comprend des pépites comme « Move over », « Cry Baby », « Half Moon », « Me and Bobby McGee » (offerte par son probable dernier amant, Kris Kristofferson), « Trust me » ou « Get It While You Can ».
Quelques chansons sont un peu en-dessous, tout en restant parfaitement écoutables : « My Baby » est un peu trop répétitive, « Buried Alive in the Blues » n’est qu’un brouillon incomplet et « Mercedes Benz »… que dire. Je vais encore me faire détester mais je ne vois pas trop l’intérêt d’avoir inclus ce morceau sur le disque. Comme chacun sait, c’est une chanson a capella. Wikipedia nous apprend qu’elle a été improvisée quelques semaines plus tôt dans un bar de Port Chester. C’est le dernier morceau enregistrée par Janis Joplin avant sa mort. Tous mes amis un peu snobs considèrent que c’est le moment le plus grandiose du disque. Quelle extase, mon dieu, d’entendre Janis chanter a capella. Comme si la totalité des autres chansons qu’elle a gravé sur disque ne démontraient pas déjà assez bien ses talents vocaux hors du commun. Bref, pour moi une chansonnette qui aurait pu constituer un interlude amusant pendant un concert, rien de plus.
Pour conclure et revenir au propos initial : « Pearl » n’est pas inférieur à « Kozmic blues », il est différent et plus éclectique. J’ai une légère préférence pour Kozmic car c’est le premier album de Janis Joplin que je me suis acheté, je crois que c’était en 1989 (tiens, c’était pile 20 ans après la parution du disque!) mais les deux albums sont essentiels à toute discothèque.