DAVID BOWIE – DIAMOND DOGS (1974)

Quand j’avais 13 ou 14 ans, j’ai découvert David Bowie grâce au film « Christiane F, 13 ans, droguée, prostituée ». Pour ceux qui ne l’ont pas vu, ce film est inspiré du témoignage d’une jeune berlinoise tombée dans la drogue et la prostitution – pour une fois, le titre est explicite. L’une de ses seules passions dans la vie morne de l’immense cité ouvrière où elle croupit est la musique de David Bowie. C’est le jour du concert de Bowie à Berlin qu’elle se fait son premier shoot d’héroïne. Pour le film, Bowie a accepté de participer presque à titre gracieux car il avait été touché par le témoignage de cette fille. Par ailleurs, toute la musique du film est composée de chansons de Bowie (principalement de la période 1976-1977).

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Quelques jours après avoir vu le film (en cachette car je n’aurais jamais osé avouer à mes parents que j’allais voir un film portant un tel titre), j’ai cassé ma tirelire pour acheter un disque de Bowie. A l’époque je ne devais posséder que quatre ou cinq vinyles (les deux premiers Pink Floyd, une compilation des Rolling Stones, une autre d’Ennio Morricone…) Je n’avais aucune idée de l’album de Bowie à acheter en priorité mais, dans le film, à un moment Christiane reçoit en cadeau l’album « Changes One », dont on distingue assez nettement la pochette. Arrivé à la FNAC, je tombe sur cet album. C’est lui que je choisis.

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En l’écoutant, grosse déception : il n’y a aucune des chansons du film. J’ai découvert un peu plus tard que « Changes One » était une compilation de la période 1969-1976 de la carrière de Bowie. J’ai découvert aussi que les morceaux figurant sur Changes One étaient presque tous excellents.
A la même époque, un copain de ma mère lui avait filé quelques cassettes. Sur l’une d’elle, il y avait l’album de Dire Straits « Communiqué » (à part les deux derniers morceaux qui étaient coupés car c’était une casette C-60) et sur l’autre face, une partie de l’album de Bowie « Diamond Dogs ». En fait, il n’y avait que la deuxième face du vinyle, soit les titres « Rock’n’nroll with me », « We are the dead », « 1984 », « Big Brother » et « Chant of the ever circling skeletal family ». Comme ma mère ne semblait pas nourrir une passion particulière pour cette cassette, je me l’étais appropriée.
Quant aux autres chansons de l’album, j’en connaissais déjà quelques unes, « Rebel Rebel » et « Diamond Dogs », car elle figuraient sur la compilation « Changes One ». Je connaissais donc 80% de l’album Diamond Dogs, mais l’ordre des chansons et la cohérence d’ensemble m’échappait complétement. L’important est que j’adorais toutes ces chansons.
Ce n’est qu’assez longtemps plus tard que j’ai écouté pour la première fois l’album en entier et dans le bon ordre. J’ai été un peu déçu de découvrir que les pièces manquantes (celles que je ne connaissais pas) était les passages les plus bizarres du disque, pas vraiment des chansons à proprement parler, plutôt des passages de transition. Mais au bout de quelques écoutes, j’ai perçu leur caractère absolument indispensable à l’ensemble.

Cet album semble avoir posé aux critiques et aux amateurs de Bowie presque autant de problèmes qu’à moi, mais pour des raisons différentes. La critique a d’emblée été très partagée. Elle reprochait au disque son absence de ligne conductrice musicale claire. Certes, l’album tournait autour d’un concept inspiré du « 1984 » de George Orwell, mais la musique évoluait entre des passages rappelant l’album « Aladdin Sane » (« Candidate », par exemple rappelle « Cracking Actor »), d’autres évoquant « Ziggy Stardust » (comme la chanson « Rock’n’roll with me »), tandis que d’autres bifurquaient vers le funk-soul, annonçant en cela le virage de 1975 (par exemple « 1984 » et son intro qui semble pompée sur la musique du film « Shaft », par Isaac Hayes). Bref, cet album qui se voulait conceptuel paraissait n’être qu’un fourre-tout musical. En réalité, cela est surtout vrai de la deuxième face. La première est très cohérente, avec des titres presque tous enchaînés et une ambiance assez bien définie : la noirceur d’un monde post apocalyptique. La seconde face propose effectivement un pot-pourri de styles musicaux, mais après tout, n’était-ce pas déjà le cas de l’album « Aladdin Sane », pourtant presque unanimement apprécié ?
Parmi les autres critiques adressées à Bowie à propos de « Diamond Dogs », le fait qu’il ait licencié tous les musiciens de l’ère Ziggy et choisi d’assurer lui-même toutes les parties de saxophone et une grande partie des guitares et des claviers (avec l’aide, quand même, de Mike Garson sur quelques morceaux). Si Bowie ne réalise pas des prouesses dans son jeu de guitare ou de saxophone, il s’en tire en tout cas plus qu’honorablement et compense son manque de virtuosité par un style très personnel – en particulier au saxophone. A vrai dire, à moins de savoir que c’est David Bowie lui-même qui joue, il est difficile de s’en rendre compte.

D’autres critiques ont reproché à Bowie de trop jouer la carte de la provocation. Peut-être faisaient-ils allusion à la grande photo qui décorait l’intérieur de la pochette et qui montrait Bowie retenant par la laisse un énorme chien en train de bondir, chien dont les parties génitales étaient exagérément apparentes.

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Le dessin fit scandale et fut censuré par la compagnie de disque (qui ne mérite pas qu’on cite ici son nom) jusqu’à la ressortie en CD. Entre temps, les mentalités avaient un peu évolué et, aujourd’hui, cette image ne pose plus de problème à personne. Sur la pochette extérieure, le magnifique dessin peint par l’artiste belge Guy Peelaert, représentait un être mi-chien, mi-homme (mi-Bowie, en fait). Sur cette image, Bowie arborait encore un look très similaire à celui de « Ziggy stardust », bien qu’il ait depuis longtemps fait mourir cet avatar. Selon lui, ce nouveau personnage, qui succédait à l’Alladin de l’album précédent, s’appelait « Halloween Jack ».

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La critique la plus sévère de l’album, je l’ai trouvée dans le livre « David Bowie », de Nicolas Ungemuth (Librio, 1999) qui écrit : « Les compositions, systématiquement trop complaisantes, trop longues, sont à compter parmi les plus faibles de toute sa carrière. […] En tentant vainement de plagier [le « 1984 » d’Orwell] il dépeint un peu niaisement un futur pour enfant à l’imagination fertile […]. Globalement, Diamond Dogs est un album sinistre mais dont la désolation […] tombe simplement à plat. »
Passons sur les compositions faibles. Après tout, c’est une question de goût, mais je trouve que, contrairement à « Hunky Dory », « Aladdin Sane » ou « Young Americans », albums très appréciés par les critiques mais sur lesquels il y a à chaque fois au moins trois ou quatre titres sans grand intérêts*, Diamond Dogs, s’il comporte quelques passages, disons « bizarres », ne comporte en revanche aucun passage ennuyeux.

Pour ce qui est des paroles, il est vrai qu’elles ont beaucoup dérouté les critiques. Cela peut s’expliquer par le fait que Bowie, pour la première fois, s’est essayé à la technique du cut-up dont Wikipédia nous dit qu’elle a été « inventée par l’auteur et artiste Brion Gysin et le mathématicien anglais Ian Sommerville, et expérimentée par l’écrivain américain William S. Burroughs » et qu’elle consiste en une transformation du texte qui « se trouve découpé en fragments aléatoires puis ceux-ci sont réarrangés pour produire un texte nouveau ». Toujours selon Wikipedia, « le cut-up est intimement lié au mode de vie et à la philosophie de la Beat Generation définie par William S. Burroughs et Jack Kerouac. Il tente de reproduire les visions dues aux hallucinogènes, les distorsions spatio-temporelles de la pensée sous influence toxique (phénomène de déjà-vu notamment). Esthétiquement, le cut-up se rapproche du pop-art, des happenings et du surréalisme d’après-guerre (Henri Michaux par exemple) et de sa quête d’exploration de l’inconscient. Philosophiquement, Burroughs y voit l’aboutissement du langage comme virus et l’écriture comme un lâcher prise de la conscience (il proclame : « language is a virus ») ». En tout cas, il est vrai que les paroles de cet album sont assez difficilement compréhensibles. Elles donnent plus une sensation générale qu’une signification précise.

En tout cas, sur le plan purement musical, je crois que cet album est l’un des tous meilleurs de Bowie. C’est aujourd’hui celui que je réécoute le plus souvent. Le seul, avec Ziggy Stardust, que j’écoute en entier, sans jamais passer la moindre plage. Et, d’une manière générale, la critique a aujourd’hui largement réévalué sa position sur cet album, qui fut à mon sens les dernier vrai chef d’œuvre de David Bowie.

Affirmer que Bowie n’a plus sorti de chef d’oeuvre après « Diamond Dogs » en énervera sans doute plus d’un mais c’est mon avis et je le partage. Je ne veux cependant pas dire qu’il n’a fait que de la merde depuis. Il y a d’abord eu une série d’albums intéressants mais inégaux, de « Young Americans » (1975) à « Lodger » (1979). Ensuite a débuté la chute des années 80 : de « Scary Monsters » (1980) à « Never let me down » (1987). Puis on a eu droit aux innombrables tentatives, souvent prétentieuses, de retour sur le devant de la scène en collant à l’air du temps depuis les années 90, de l’expérience presque metal du groupe Tin Machine aux expérimentations électro d' »Outside » en passant par le vaguement jazz « Black Tie White Noise ».

(*à titre d’exemple, je mentionnerais « Fill Your Heart » et « Song for Bob Dylan » pour le premier de ces trois albums, « Drive-in saturday » et « The Prettiest Star » pour le second et « Somebody Up There Likes Me » et « Can you hear me? » pour le troisième. Sans parler des reprises sans grand intérêt comme « Across the Universe » sur l’album « Young Americans » et « Let’s spend the night together » sur « Aladdin Sane »)

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