Il y a des albums qui ont acquis une notoriété immense grâce à leur pochette. Je ne vais pas énumérer ici les pochettes le plus marquantes de l’histoire des albums de rock – même si c’est un projet que je caresse depuis longtemps – citons juste à titre d’exemples l’inévitable « Sgt Pepper’s » des Beatles, mais également « Cheap Thrills » de Janis Joplin & Big Brothers, « Ziggy Stardust » de Bowie, « Never mind the bollocks » des Sex Pistols, « Breakfast in America » de Supertramp, « In Rock » de Deep Purple, « Electric Ladyland » de Hendrix, « Captain Fantastic » d’Elton John, « Who’s next » des Who, le premier album de Led Zeppelin, « Spiral » de Vangelis, « The Wall » ou « The Dark side of the Moon » de Pink Floyd, « New from the world » de Queen, « Sticky fingers » des Stones, « 1984 » de Van Halen et une multitude d’autres qu’il serait trop long de citer ici (mais je pense à certaines pochettes de Yes, de Roxy Music, de Scorpions, de Santana, de Cat Stevens, de Genesis, de Mike Oldfield, d’Iron Maiden, de Cure ou de Bruce Springsteen)… La liste est presque inépuisable et il est inutile de téléphoner à la rédaction pour se plaindre d’oublis intolérables, ceux-ci sont d’ores et déjà admis sans restriction.
Et puis il y a « In the court of the Crimson King », l’album publié par King Crimson le 10 octobre 1969. Le premier album de King Crimson.
La particularité de celui-ci, par rapport à tous les exemples susmentionnées, c’est que sa pochette est bien plus célèbres que le contenu musical du disque. Tout le monde (et j’inclus ici les personnes de plus de 90 ans et les habitants de Papouasie-Nouvelles Guinée), je dis bien tout le monde a vu dans sa vie au moins une fois cette image.
Pourtant, à tout prendre, je crois que le plus exceptionnel, dans cet album, c’est la musique. C’est vous dire si tous ceux qui ont été rebutés par l’illustration de Barry Godber, tous ceux qui se sont dit, en voyant cette face cramoisie hurlante, complètement déformée et exorbitée, que ce ne devait pas être un genre de musique fait pour eux, sont passés à côté d’un monument.
Le groupe King Crimson est déjà à lui seul un monument. En 1995, il ironisait lui-même sur son côté « groupe dinosaure » (c’est ainsi qu’on qualifie les groupes géants des années 70 qui persistent à exister à la fin du 20ème siècle ou au début du 21ème) dans la chanson très originalement intitulée « Dinosaur » et dans laquelle on trouve le passage suivant :
Long ago and far away in a different age
when I was a dumb young guy
fossilized photos of my life then
illustrate what an easy prey I must have been
standing in the sun, idiot savant
something like a monument
I’m a dinosaur, somebody is digging my bones
King Crimson est un monument, donc, car il a marqué l’histoire du rock d’une empreinte profonde, quoique que celle-ci puisse apparaître finalement assez effacée aux yeux du grand public. En effet, King Crimson est aussi un groupe difficile d’accès. La musique est complexe, parfois violente, souvent très technique et très ambitieuse, n’hésitant pas à lorgner sur le jazz, la musique classique ou la musique contemporaine. De plus, le groupe s’est constamment réinventé, changeant très fréquemment de chanteur, de batteur ou de bassiste. Il a connu au moins trois avatars très différents les uns des autres.
La première phase dure de 1969 à 1975. Après sept albums le groupe connait une première dissolution. Il se reforme en 1981 et sort trois nouveaux albums avant de se saborder de nouveau en 1984. Là, le dinosaure hiberne pendant pile dix ans avant que quelqu’un ne vienne déterrer ses ossements et le ramener à la vie. Depuis, King Crimson publie des albums de manière assez irrégulière (il y en a eu trois en 20 ans, dont l’excellent « THRAK » en 1995) mais ses membres forment des « projeKcts », c’est-à-dire des combinaisons de musiciens qui publient beaucoup plus régulièrement des enregistrements sous l’appellation de « ProjecKt 1 », « ProjecKt 2 », « ProjecKt 3 », et ainsi de suite (on en est actuellement à « ProjecKt 6 » mais, pour une raison inconnue, il n’y a pas eu d’enregistrement publié par le « ProjecKt 5 »).
Ci-dessus, King Crimson vers 1971 (de haut en bas, Mel Collins, Pete Sinfield, Ian Wallace, Robert Fripp – avec les lunettes – et Boz Burrell)
King Crimson deuxième époque (ici en 1982). De gauche à droite, Bill Bruford, Adrian Belew, Robert Fripp et Tony Levin.
King Crimson vers 1995 (Trey Gun, Tony Levin, Bill Bruford, Pat Mastelotto, Robert Fripp – Adrian Belew, le dernier membre, est absent sur cette photo)
Si tout cela ne suffisait pas à égarer le fan le plus rigoureux, le groupe a aussi sans arrêt changé de style musical, tout en conservant une base générale qui l’apparente au rock progressif. Il a aussi conservé son fondateur, Robert Fripp qui, s’il refuse de se considérer comme le leader du groupe, en est le seul membre permanent depuis 1969. Fripp contribue incontestablement à donner une identité forte à King Crimson par son jeu de guitare singulier, basé sur de rapide montée ou descente chromatiques, souvent entrecroisées, et sur la pratique du crosspicking, une technique qui, selon Wikipedia, permet de « suggérer une mélodie ou de décorer l’exécution de la mélodie », ce qui n’est pas très clair, mais Fripp est un des spécialistes de cette technique.
Bref, l’être humain ordinaire est généralement rebuté par la complexité musicale des albums de King Crimson et par le caractère souvent agressif ou volontairement dissonant de certains passages, et il est dérouté par les changements de style et de musiciens d’un album à l’autre. Dans ces conditions, on peut comprendre que King Crimson soit moins connu que Pink Floyd, Supertramp ou Genesis, autres géants assimilés au courant du rock progressifs.
Mais ce premier album, quand même, avec sa pochette…! Il avait de quoi intriguer ! Rien d’écrit dessus. Pas un mot. Pas de titre visible. Même pas le nom du groupe. Selon Nicolas, dans sa critique de l’album publié ici http://www.albumrock.net/album-in-the-court-of-the-crimson-king-4131.html?x=4131 le caractère mystérieux de la pochette a contribué au succès du disque. « Le public, écrit-il, interloqué par elle, achète le disque sans même savoir ce qu’il contient ». Il ne faut pas oublier non plus qu’en 1969 on était encore dans le sillage de Sgt Pepper’s. L’apogée de l’expérimentation dans le rock. Une telle pochette ne pouvait que susciter de l’intérêt.
Seulement, il restait une dernière épreuve à franchir, un dernier obstacle pour découvrir la musique de King Crimson. Il fallait commencer par écouter le premier titre du disque, et celui-ci avait de quoi effrayer le hippie le plus openminded ou le bourgeois le plus permissif. Son titre : “21st Century Schizoid Man”.
Cet homme schizophrène du 21ème siècle, c’est celui qui illustre la pochette. C’est une métaphore des États-Unis dans ce qu’ils ont de plus violent et de plus destructeur. Parmi diverses allusions, les paroles évoquent la guerre du Vietnam (dans le vers “Innocents raped with napalm fire”). Surtout, le morceau est hyper rapide, très violent, les paroles sont hurlées par une voix électroniquement distordue et, si la mélodie est assez simples, le long passage instrumental central s’apparente par sa structure plus à du jazz qu’à du rock. Il est en partie improvisé. Le morceau se termine en une vraie cacophonie de sons qui a du pousser plus d’un auditeur à éteindre l’électrophone et aller revendre illico son exemplaire du disque. On écoute :
Passé ce titre brûlot, véritable tour de force technique, l’auditeur de 1969 se trouvait sur un territoire musical bien plus familier et séduisant. Mélodies éthérées, large utilisation de nappes de mellotron (l’ancêtre du synthétiseur) et de flute (un style que Genesis popularisera les années suivantes), envolées lyriques majestueuses… La suite du disque est très planante et incite davantage au rêve qu’à la révolte. Voici par exemple le morceau « Epitaph » :
La tonalité générale des textes est plutôt sombre (même si la musique, plutôt paisible et gracieuse, à l’exception du premier morceau, ne le laisse pas forcément deviner). On trouve par exemple dans la chanson « Epitaph », celle dont la mélodie est la plus triste, les paroles suivantes : « The fate of all mankind I see / Is in the hands of fools » (« Le destin de toute l’humanité que je vois / Est entre les mains des idiots »). Ce mélange de douceur et d’amertume est visible dans la pochette intérieure, qui montre le roi pourpre (the Crimson King, alias Bélzébuth) : « Si vous cachez son sourire, dit Robert Fripp dans une interview à Rock’n’folk, les yeux révèlent une tristesse incroyable. »
La chanson « Talk to the wind » évoque quant à elle, selon Wikipedia, un jeune hippie qui rejette la straight society : « you don’t possess me », « can’t instruct me ».
Ce disque a connu un grand succès commercial malgré sa pochette effrayante (ou grâce à elle), et malgré sa musique parfois difficile. Il a atteint la 5ème place des charts au Royaume-Uni, la première au Japon. Il parait que 20 ans après sa sortie il s’en vendait encore 100.000 par an. Il a été encensé par certains critiques : dans son livre Rocking the Classics, Edward Macan note que l’album « pourrait être l’album de rock progressif le plus influent jamais publié ». Il a été détesté par d’autres : Robert Christgau, lui accorde la note D+ (« Le plus, c’est parce que Peter Townshend l’aime [mais] c’est de la merde. »)
Cependant, le succès foudroyant, comme bien souvent, a dangereusement perturbé l’équilibre du groupe. La tournée interminable qui a suivi le disque provoque de graves dissensions : des tensions créatives commencent à voir le jour entre les musiciens. Michael Giles (batterie) et Ian McDonald (saxophone, flutes et claviers) ont du mal à supporter leur soudaine célébrité, et ils ne se sentent pas à l’aise avec la direction plus sombre et complexe que souhaite prendre Robert Fripp. McDonald ne supporte plus la vie sur la route. Ils annoncent leur décision de quitter le groupe en pleine tournée. L’album suivant, « In the wake of Posseidon » (mai 1970) sera une sorte de sous « In the court of the Crimson King » : à la fois trop ressemblant et nettement moins inspiré même s’il comporte plusieurs très bonnes chansons qui auraient pu figurer sur le premier album (je pense notamment à « Pictures of a City » et « Cadence and Cascade »). Ce second disque amènera d’ailleurs le départ d’un autre membre clef du groupe, le chanteur Greg Lake, ne laissant plus du quintet de départ que Robert Fripp (ainsi que le parolier Pete Sinfield, qui n’est cependant pas complètement considéré comme un membre du groupe). Dès ce second album, la musique de King Crimson incorpore des passages qui vont du free jazz à la musique contemporaine, même si plusieurs chansons sont par ailleurs de structure classique et d’une approche aisée. Ce mélange des genres va contribuer à donner une image assez élitiste au groupe, qui ne retrouvera jamais le succès de son premier album, ni d’ailleurs ne renouvellera le choc suscité par sa pochette. J’ai des amis qui adorent le premier album de King Crismon mais qui ne connaissaient par les autres disques du groupe. Un jour, j’ai mis l’album « Larks’ Tongue in Aspic » sans leur dire qu’il s’agissait de King Crimson. Leur réaction : « Qu’est-ce que c’est que cette musique ? C’est horrible, pourquoi tu mets ça ? » Et pourtant, « Larks’ Tongue in Aspic » est loin d’être leur album le plus difficile d’accès… J’en reparlerai dans une autre chronique.
Ci-dessus, la pochette de « In the Wake of Poseidon » (1970). Ci-dessous, celle de « Larks’ Tongue in Aspic » (1973).
Pour en terminer avec cet album, et pour finir cette chronique comme elle avait commencé, en parlant de l’impact de sa pochette, voici une sélection de photos trouvées sur Google image en tapant juste « In the court of the Crimson King ») :
En un mot, bravo pour cette analyse super intéressante.
Un gars, qui connaît la pochette mais qui n’a jamais écouté le disque.
Mea culpa.
J’espère que l’album te plaira. S’il te plaît, les autres albums de KC que je te conseille ensuite sont : « Lizard », « Island », « Larks tongue in aspic » et « Red ».
Bravo pour ton article,
Toujours un plaisir de te lire:)
Longue vie au site!!!
Merci
et longue vie à ceux qui lisent les articles
Effectivement un groupe très difficile à apprécier, malgré plusieurs tentatives, je n’ai pas pu accrocher à d’autres albums du groupe ; sur celui-ci il n’y a que trois morceaux qui m’ont plu mais qui justifient largement le prix de la galette : le magnifique Epitah, la ballade I Talk to the Wind et enfin In the Court of the Crimson King (à écouter trés fort !!) J’ai parfois l’impression que le meilleur du rock est apparu entre 1969 et 1977 sans vouloir renier tout ce qui a suivi…
J’ai complètement la réaction opposée. J’ai toujours trouvé King Crimson absurdement facile à apprécier. Mon préféré est probablement «Starless and Bible Black», suivi de près par «Larks Tongues In Aspic», mais tout ce qu’ils font est merveilleux, du moins pour moi. Je les ai vus en concert il y a quelques années, le meilleur concert que je connaisse.