Je n’ai vu Scorpions en concert qu’une seule fois, à la fête de l’Humanité, en septembre 2014. Les pisse-froid, les snobs et les grincheux diront qu’à cette époque ils étaient devenus des papys, qu’ils vivaient de la rente Still Loving You, que les concerts de la Fête de l’Huma sont souvent bâclés dans la mesure où les groupes y sont un peu moins rémunérés qu’ailleurs, etc.
Il y en aura même peut-être qui diront que eux, de toute façon, ils ne frayent pas avec les cocos. Mais ceux-là on les emmerde, ils n’ont qu’à aller voir les stars qui se produisent au Puy-du-Fou.
Concernant la qualité du concert de Scorpions de 2014, je dois dire une chose ou deux. Dans les mêmes années, j’ai vu à la Fête de l’Humanité quelques autres pointures, comme les Stooges ou Deep Purple qui m’ont déçu à chaque fois.
Les Stooges : une petite heure de concert, énergique, certes, mais pas de rappel, aucun échange avec le public, on vient, on balance la sauce et on se casse.
Deep Purple : concert honnête, mais honnêtement Ian Gillan doit prendre sa retraite ; la moitié du répertoire est maintenant hors de portée de ses cordes vocales ratatinées. J’ai heureusement pu voir Jon Lord un peu avant qu’il casse sa pipe. Pour le coup, on avait vraiment le sentiment de voir des papys.
Un peu plus tôt j’avais vu les Red Hot Chili Peppers au Parc des Prince. A cette époque ils étaient encore jeunes et fringants (bon, déjà 45 ans, en réalité, mais à côté des 64 ans de Gillan, ils faisaient figure d’adolescents boutonneux. Eh ben quelle déception ! Un concert d’une heure et quart avec un son pourri. Pas un mot au public. Un micro-rappel de trois minutes et au revoir, merci la thune.
Quel rapport avec Scorpions ? Tout simplement, la performance de nos amis teutons ce soir de 2014 était tout le contraire de ces mauvaises expériences.
Un groupe visiblement ravi d’être sur scène, sincèrement ému de l’accueil extraordinaire du public, qui a joué deux bonnes heures, avec trois rappels. Klaus Meine était en voix, la rythmique de plomb et les guitaristes en feu.
Je ne pouvais regretter qu’une chose : n’avoir pas vu Scorpions à sa grande époque.
Évacuons déjà un premier problème : quelle est la grande époque de Scorpions ?
Il y a trois ou quatre époques d’inégal intérêt dans la carrière de Scorpions, mais chacun est libre de préférer l’une ou l’autre.
La première court de 1969 (voire de 1965, la vraie date de fondation du groupe, mais dont le seul membre connu à ce moment-là était Rudolf Schenker) jusqu’à 1972. Même si Klaus Meine prend vite la place de chanteur, cette première époque n’a débouché que sur la publication d’un seul album, « Lonesome Crow » en 1972.
Lonesome Cro est un album étrange, qui ne semble pas encore trop savoir où se situer musicalement, avec des passages planant et psychédéliques, très Greatful Dead, et pas vraiment encore de hard rock à part quelques solos de guitare. Il y a quelques belles chansons (« Inhéritence ») et une seule qui va atteindre une petite notoriété : « In search of the peace of mind », dont on reparlera plus tard.
La deuxième phase correspond à la période Uli Jon Roth, le nouveau guitariste soliste, rejoint le groupe en 1972 en lieu et place de Michael Schenker (petit frère du fondateur du groupe) parti rejoindre UFO.
Uli Roth est un fan absolu d’Hendrix. Il est d’ailleurs célèbre en Allemagne comme le « Hendrix allemand ». Il amène avec lui le bassiste Francis Buchholz (qui va rester jusqu’en 1992). Entre 1974 et 1978, cette mouture publie quatre des meilleurs albums de l’histoire du groupe : « Fly to the Rainbow » (1974), « In Trance » (1975), « Virgin Killer » (1976) et « Taken by Force » (1977). C’est aussi cette configuration de Scorpions qui enregistre le live Tokyo Tapes en 1978. La musique se caractérise par un hard rock très mélodique, avec encore des passages à la limite du psychédélique et plusieurs longues fresques de sept minutes ou plus.
Si, au cours de cette période,la musique de Scorpions n’est pas d’une grande agressivité ni leurs paroles d’une grande violence, leurs pochettes suscitent toutefois une levée de boucliers. La première à subir les foudres de la censure est celle de l’album « Virgin Killer », ci-dessous dans sa version originale et dans la version soft après censure.
Le groupe n’est pas à l’origine de la photo, qui a été imaginée par Stefan Böhle, leur manager, pour la compagnie RCA-Allemange de l’Ouest. Il s’agissait d’illustrer les paroles de la chanson « Virgin Killer », qui évoquait la fin de l’enfance et de la naïveté avec notamment une phrase disant que c’est le temps qui tue la virginité. Le photographe, Michael von Gimbut, a pris comme modèle sa propre fille. La séance photo s’est déroulée dans une ambiance parfaitement détendue, en compagnie de sa femme et de trois autres assistantes.
Sur le moment, le groupe n’a rien trouvé à redire à cette image. Elle a d’ailleurs été publiée telle quelle dans de nombreux pays. Certains ont exigé que le disque soit emballé dans un plastique opaque noir. Les plus regardants ont réclamé une pochette alternative. Elle est devenue, avec le temps, la seule pochette disponible, prouvant par là que le temps pouvait effectivement tuer la virginité d’esprit.
La jeune fille de la photo, interrogée 15 ans plus tard, a déclaré que cet épisode ne lui avait jamais causé le moindre embarras. Cependant, alors qu’ils avaient tous plus ou moins déclaré avoir trouvé la pochette d’origine assez bonne, les musiciens du groupe ont ensuite changé d’avis et affirmé regretter cette photo, disant qu’ils ne referaient plus jamais une telle chose. Trente ans après la publication du disque, le fait que Wikipedia affiche la pochette d’origine a provoqué un nouveau scandale et amené le FBI (rien que ça) à intervenir pour exiger de Wikipedia le retrait de la photo.
Beaucoup plus étrange est la polémique entourant les pochettes de leurs albums suivants. Celle de Taken by Force a été censurée car voir des enfants jouer aux soldats entre les tombes d’un cimetière militaire choquait apparemment certaines personnes. Comme pour Virgin Killer, l’image problématique a été remplacée par de simples photos du groupe.
Quant à Lovedrive, l’album de 1979, on ne voit pas le sein de la femme, mais on peut supposer que l’homme vient de le caresser puisque sa main est englué de cette espèce de chewing gum. Il faut donc croire que ce n’est pas la nudité qui a été censurée dans certains pays (au moyen d’une pastille cachant le sein) mais la suggestion d’une caresse déplacée. A noter qu’il s’agit ici aussi d’une création Hipgnosis.
Depuis, les Scorpions sont restés sages… Encore que! Les pochettes de « Blackout » et de « Love at first sting » auraient très bien pu exciter les ligues de vertu, l’une pour sa violence, l’autre pour sa provocation sexuelle, mais il semble que personne n’ait protesté. Mais n’anticipons pas puisque tout cela fait partie de l’époque suivante du groupe.
Cette troisième période voit Uli Roth remplacé par Matthias Jabs. Sous son influence, la musique s’oriente plus nettement vers le heavy metal. Même si c’est un heavy metal très sage, avec beaucoup de slows, les Scorpions savent aussi faire des morceaux beaucoup plus rudes comme « Blackout » ou « Coming home ».
Quatre albums voient le jour entre 1979 et 1984 : « Lovedrive », « Animal Magnetism », « Blackout » et « Love at First Sting », qui cartonne dans le monde entier et amène Scorpions à l’apogée de sa renommée.
Le succès de « Love at First Sting » est tel que le groupe met quatre ans à s’en relever et à trouver le temps et l’inspiration pour un nouveau disque, inspiration qui ne vient que très partiellement. On pourrait considérer que cet album de 1988, « Savage Amusement », ainsi que le suivant (de 1990) sont dans la continuité de « Love at First Sting », les musiciens étant d’ailleurs les mêmes, mais sous la pression de sa maison de disque, le groupe a accepté d’américaniser son style. Le son est donc différent, plus pop-rock. Et il y a encore plus de slows que dans les albums précédents. Je n’ai pas suivi très attentivement la suite de leur carrière mais Wikipédia m’apprend qu’ils ont sorti un album tous les trois ou quatre ans depuis les trente dernières années, ce qui en fait quand même neuf depuis 1990. La rythmique a changé avec les départs de Buchholz et de Hermann Rarebell (batterie) mais les trois autres sont toujours aux commandes.
Après un gros trou d’air depuis la fin des années 1990 il semble que depuis 2007 le groupe ait retrouvé une certaine ambition musicale, en sortant par exemple un concept album intitulé « Humanity – Hour 1 » dont le thème principal est l’humanité et son avenir. L’album est suivi (trois ans plus tard) de « Sting in the Tail », qui renoue avec leur son hard rock des années 1980.
Scorpions annonce sa retraite en 2012 après une dernière tournée, mais le succès sur scène est tel qu’ils décident de rempiler et sortent deux nouveaux albums, l’un en 2015 et l’autre en 2022, dont je ne sais absolument rien.
Bien que n’ayant pas vu Scorpions en concert ni dans sa configuration Uli Roth, ni dans celle des années 1980, le groupe a eu l’amabilité de sortir deux doubles live pour que je puisse quand même me faire une idée.
Celui des années 1980 s’appelle « World Wide Live » (1985). Je l’ai acheté à sa sortie (en vinyl – je le précise car la version vinyle contient 20 minutes de plus que la version CD, compactée sur un seul disque). Il date de l’époque où Scorpions remplit des stades et décroche – momentanément – le record du groupe ayant joué devant la plus grande audience (au concert du festival Rock In Rio en 1985 devant plus de 500.000 personnes).
A l’époque ce disque m’a déçu car le son était vraiment trop propre (ça puait l’overdub à plein nez). Certes il contient littéralement tous les meilleurs titres publiés sur les albums de 1979 à 1984 (on y trouve aucune chanson plus ancienne), mais à part l’inédit « Coast to coast », il n’y a pas la moindre part d’improvisation ou de surprise, le groupe se contentant presque de répliquer note pour note les versions studio. Aujourd’hui, avec le recul, je suis plus indulgent, c’est quand même une sacré bonne démonstration du talent du groupe et sa popularité, Klaus Meine arrivant par exemple à faire chanter « Holiday » a capella par les 20.000 personnes du Palais Omnisport de Bercy. Klaus Meine, qui souffre de problème de voix ce soir là ne peut pas chanter la fin de la chanson mais la ferveur du public est telle que c’est cette version incomplète qui est gardée sur le disque.
L’autre chose qui m’a déçue avec ce double live, c’est que je connaissais déjà le précédent, « Tokyo Tapes », et que celui-là ne lui arrive pas à la cheville.
Tokyo Tapes, quand je l’ai découvert, au début des années 1980, me semblait être une tentative de la part de Scorpions de marcher dans les traces de Deep Purple et de sortir en quelque sorte SON « Made in Japan » à lui. Indubitablement il y a de cela dans cette démarche. Et pourtant, avec quelques décennies de recul, on constate que c’est l’album de Scorpions qui est resté le plus frais. Celui de Deep Purple, sorti en 1972, que j’adorais et que j’ai écouté des centaines de fois, m’apparaît aujourd’hui boursoufflé et indigeste avec son solo de batterie de presque 7 minutes, sa version de Space Truckin’ de près de 20 minutes ou son duel voix/guitare de presque trois minutes sur « Strange kind of woman », qui me faisait exulter quand j’avais 13 ans.
Sur « Tokyo Tapes il y a aussi un solo de batterie (sur « Top of the bill ») mais il ne dépasse pas la durée raisonnable de 3:30 mn. Il y a surtout une variété de chansons qui fait défaut à l’album de Deep Purple. Cela va du rock’n’roll de « Hound Dog » et « Long Tall Sally » au pur hard rock de « Speedy’s coming » ou « Steamrock Fever » en passant par un slow (un seul) d’une grande sérénité, le bien nommé « In search of the Peace of mind ». Notons aussi les super intros instrumentales de « He’s a woman, she’s a man » (morceau transgenre avant l’heure) ou « Polar nights » (grandiose démonstration de Uli Roth et véritable hommage à Hendrix).
Deux perles, enfin, de plus de 8 minutes chacunes : les magnifiques « We’ll burn the sky », qui alterne la plus grande douceur aux envolées puissantes, façon Led Zeppelin, et « Fly to the Rainbow », avec son thème d’une rare efficacité et ses longues digressions planantes et très hendrixiennes, qui rappellent les heures psychédéliques des début du groupe. Coquetterie amusante, le groupe interprète une chanson traditionnelle japonaise que Klaus Meine chante en japonais. Peut-être une inspiration venue du groupe Queen, qui venait de publier la chanson « Teo Torriatte (Let Us Cling Together) » (sur l’album A Day At The Races, sorti en 1976) afin de remercier de leur accueil les fans japonais du groupe lors de sa précédente tournée.
Pour résumer, Tokyo Tapes est un excellent album live, qui fournit un condensé parfait de la première partie de carrière de Scorpions, en offrant un panorama assez complet des cinq premiers albums (à part le premier d’où une seule chanson est extraite) et en réalisant des interprétations souvent magnifiées des versions studio.
Comme l’a admis lui-même Uli Roth (qui avait déjà annoncé que ce serait sa dernière tournée et dont ce furent les ultimes concerts avec Scorpions), le groupe était alors à son pic de créativité et de cohésion, tant dans sa carrière que dans le déroulement de la tournée. Uli Roth a aussi révélé que, des trois concerts donnés à Tokyo, le premier fut de loin le meilleur mais qu’il ne fut pas enregistré et que l’album fut construit à partir des bandes des deux concerts suivants. Damned, si le premier concert était encore meilleur que ce qu’on entend sur Tokyo Tapes, on peut vraiment regretter de ne pas pouvoir l’entendre.
Pour ceux qui voudraient se consoler avec d’autres concerts de Scorpions de cette période, je conseille celui de Essen en 1975, celui de Bolton en 1977 ou celui de Nagoya en 1978 (bootleggé lors de la même tournée que Tokyo Tapes. Quant aux amateurs d’Uli Jon Roth, ils pourront sûrement découvrir quelques pépites sur la compilation live « Maximum Uli Years » qui lui est consacrée.