Comme à peu près tout le monde, j’avais découvert Talk Talk en 1984 au moment où la chanson « Such a shame » cartonnait sur les ondes. Le morceau m’avait beaucoup plu et il faisait partie de la tracklist obligée de nos soirées dansantes avec « Souvenir », d’Orchestral manœuvre in the Dark, « Africa », par Toto, « Sweat Dreams », d’Eurythmics, « Do you really want to hurt me », de Culture Club, « The Reflex », de Duran Duran ou encore « Careless Whisper », de Wham.
Peu après « Such a shame », il y eut « It’s my life », qui connut aussi un grand succès radiophonique. Tombant un jour sur le 33 tours à la médiathèque, je l’empruntai et découvris qu’il comportait encore plusieurs autres très bonnes chansons, notamment « Renée » et « Dum Dum girl ».
Puis Talk Talk retomba presque dans l’oubli, les passages radios extraits de l’album de 1984 se faisant plus rares. Pour une raison inconnue, je n’ai absolument pas eu l’occasion d’entendre les simples extraits de leur album suivant, « The Colour of Spring », sorti en 1986. Il faut dire que je n’écoutais jamais la radio, hormis quand j’étais chez des amis ou quand je me trouvais dans une boutique.
Ce n’est que six ans plus tard que j’ai eu la révélation. Je partais en vacances en Italie avec Eliahou et sa fiancée de l’époque (Sonia). Je venais de m’acheter un autoradio avec lecteur de CD et j’avais emporté une trentaine de CD à écouter mais ça ne faisait pas une réserve bien grande pour trois semaines de séjour et 3000 km de route. Peu avant la frontière, au moment de prendre de l’essence, j’avisai une promotion pour des CD à 30 francs (ou à 50, je ne sais plus trop) ; parmi eux, l’album de Talk Talk était le seul qui m’inspira une certaine curiosité et que je ne possédais pas déjà. Je l’introduisis dans l’autoradio et il y resta un bon moment.
Dès les premières notes d’ « Happiness is easy » j’avais été subjugué par ce son chaud, organique, produit par de vrais instruments (rythme de batterie syncopé pendant une trentaine de secondes, puis entrée d’une contrebasse énorme, crissement d’instruments à corde et notes de piano) et par le contraste avec la voix lancinante et les nappes éthérées de synthétiseur.
Les chansons suivantes (« I don’t believe in you », « Life’s what you make it ») étaient dans le même esprit, mêlant une atmosphère de rêverie nostalgique à des instrumentations riches et chaleureuses et réussissant par-dessus tout à conjuguer une grande audace formelle avec une relative simplicité mélodique qui vous faisait entrer la chanson dans la tête dès la première écoute et permettait ensuite de la réécouter de nombreuses fois avant d’en épuiser toutes les subtilités.
Enfin, arrivait, à peu près au milieu du disque, la chanson la plus originale de toutes, « April 5th », sorte de psalmodie sur simple fond d’orgue et de percussion (bien qu’une écoute plus attentive révèle la présence discrète d’au moins cinq ou six autres instruments). On était là dans une toute autre sorte de musique que ce que la réputation de Talk Talk pouvait laisser imaginer. Et en même temps, cela paraissait absolument dans la continuité de leur parcours. Ce morceau annonçait clairement la voie que prendraient les deux albums suivants.
« The colour of spring » comportait encore au moins trois autres perles : « Living in another world », « Give it up » et « Time it’s time », tous trois parvenant à renouveler le miracle alchimique des premières chansons du disque.
En quarante cinq minutes et huit chansons, il était clair que Talk Talk avait réussi son chef d’œuvre. « The colour of spring » a marqué l’apogée commerciale du groupe (il a été disque d’or) mais il a aussi marqué une rupture dans la gestion de leur carrière. A la fin de la tournée 1986 (dont un exemple enthousiasmant est fourni par le DVD Live in Montreux), Talk Talk met un terme définitif à ses apparitions scéniques. De même, à l’exception de la chanson « I don’t believe in you », il refuse de réaliser des vidéos de ses chansons. Or, une maison de disque telle qu’EMI base à cette époque l’essentiel de sa promotion sur sur les clips et les apparitions TV. Dans ces conditions, la promotion de Talk Talk se réduit comme une peau de chagrin à partir de 1986.
Le groupe a suffisamment fait ses preuves pour obtenir d’EMI un budget studio confortable qui permet aux quatre musiciens de construire leur nouveau disque à partir d’un assemblage de bandes en partie improvisées au cours de longues séances d’enregistrement. C’est ainsi que prend forme peu à peu ce qui va devenir le nouvel album de Talk Talk, « Spirit of Eden », qui sort finalement en 1988.
Si la critique l’a encensé encore davantage que « The colour of spring », je dois admettre que je lui ai toujours trouvé un goût d’inachevé et d’excessivement austère. Le groupe y poursuit une quête de la déstructuration et entreprend d’élaborer une musique presque contemplative. Il y manque à mon sens la richesse mélodique des deux albums précédents.
Cette trajectoire lui fait perdre une bonne partie de la fragile audience que la complexification de sa musique lui avait jusque là laissée. Talk Talk décide alors de changer de maison de disque et de rejoindre Verve, plus habituée à gérer des artistes évoluant en dehors des sentiers battus.
Il y aura encore un dernier album, « Laughing stock » (1991), encore plus déroutant que « Spirit of Eden » et le groupe se séparera.
EMI publiera en 1990 une compilation intitulée « Natural History » qui rencontrera un assez grand succès commercial. La stratégie d’EMI est assez détéstable quoique fort banale dans ce milieu où l’on essaye toujours de presser le citron jusqu’à la dernière goutte, mais le succès de la compilation prouve que Talk Talk a laissé une vraie empreinte sur le public de cette décennie. Dans les années 2010, « Such a shame » a même été reprise par ???? et a connu un certain succès.
Quant à Mark Hollis, il a publié un premier (et dernier) album solo, « Mark Hollis » (1998), dans la même veine que « Laughing stock » et sans rencontrer plus qu’un succès d’estime. Peu après il s’est retiré du monde de la musique, selon ses dires pour se consacrer à sa famille.
Finalement, le seul membre du groupe a avoir su (un peu) rebondir après la fin de l’aventure Talk Talk a été Paul Webb, le bassiste qui, sous le pseudonyme de Rustin Man a publié un album très agréable en duo avec la chanteuse du groupe Portishead.