J’ai acheté un jour dans une solderie un grand livre illustré intitulé « Les 30 meilleurs groupes de rock anglais des années 60 », par un certain Eddy Facoury. Parmi les 30 groupes en questions, il y avait bien sûr les Beatles, le Rolling Stones ou les Who, mais aussi un certain nombre de groupes que je ne connaissais pas, ou mal, comme « Dave Clark Five », « Manfred Mann » ou les « Searchers ». Il y avait enfin des groupes que je connaissais déjà assez bien mais sur lesquels j’espérais en apprendre un peu plus, comme les « Moody Blues », « Nice », « Procol Harum », « Traffic », les « Zombies » et les « Kinks ».
Le choix de ces 30 groupes était bien sûr assez arbitraire : pourquoi y avoir inclus « Dave Dee Dozy », « Herd » ou les « Tremoloes » plutôt que les « Pretty Things » ou « Pink Floyd » ?
Le nombre de pages dévolues à chaque groupe variait selon l’importance que leur accordait l’auteur. Ainsi les Beatles bénéficiaient de 10 pleines pages et les Stones de 8. Trois autres groupes avaient droit à 6 pages entières : les Who, Cream et les Kinks. Les 25 autres groupes se partageaient le reste du volume à raison de 2 à 4 pages par groupe. Cette hiérarchie me paraît encore aujourd’hui assez cohérente.
Mais si l’on se base sur le nombre de hits placés dans les charts par chacun de ces groupes, alors le seul qui puisse rivaliser avec les Beatles, ce sont les Kinks. Sur la seule période 1964-1970 (qui correspond à peu de chose près à la période d’activité des Beatles), les Kinks ont placé 21 chansons dans le top 50 britannique dont 3 ont atteint la première place et 6 autres ont atteint la seconde ou la troisième place. A titre de comparaison, sur la même période les Who n’ont eu que 16 titres placés dont aucun n°1 et les Stones 17 (dont huit numéros 1).
Une brève recension de leurs plus grands succès donne vite le tournis ; voici pour la seule période 1964-1970 :
You Really Got Me
All Day and All of the Night
Tired of Waiting for You
A Well Respected Man
Till the End of the Day
Dedicated Follower of Fashion
Sunny Afternoon
Dead End Street
Waterloo Sunset
Days
Autumn Almanac
Starstruck
Plastic Man
Drivin’
The Village Green Preservation Society
Shangri-La
Lola
Apeman
A peu près tout le monde a déjà entendu ces chansons et peut les chantonner simplement après en avoir écouté les premières notes. J’ai vu les Kinks à la Fête de l’Humanité en 1992. C’était l’après-midi, entre FFF et Bernard Lavilliers. Le concert de FFF, en dépit de l’engouement autour de ce groupe (aujourd’hui largement retombé dans l’oubli) avait été assez mauvais : le son était faible et la mise en place très approximative. Les jeunes musiciens semblaient écrasés par les dimensions de la grande scène et de l’esplanade (pourtant moyennement fournie en spectateurs, car c’était l’heure où l’on cuve le Pastis). Arrivèrent alors les Kinks : en trois chansons ils réveillèrent l’audience et le concert se termina, une heure et quart plus tard, après avoir joué les deux tiers des titres listés ci-dessus et une dizaine de chansons de leurs deux derniers albums, par une version apocalyptique de Lola qui fit chanter et danser toute l’assistance. C’est ce jour-là que j’ai pris conscience que les Kinks était un immense groupe.
Ray Davies, chanteur, compositeur et claviériste des Kinks
Mais pour beaucoup (y compris moi-même à cette époque), il restait un groupe de « singles » plutôt que comme un groupe d’albums. Où est le « Sgt Pepper’s » des Kinks ? Où est leur « Beggar’s Banquet » ?
Cette perception est pourtant assez fausse. A partir de la fin des années 60 (disons à partir de l’album « The Kinks Are the Village Green Preservation Society », sorti en 1968), le groupe a sorti une série d’album que l’ont peut qualifier de « concept albums », c’est-à-dire des œuvres conçues autour d’une thématique générale reliant toutes les chansons. Ce qui n’est le cas d’aucun album des Beatles ou des Rolling Stones, il faut le rappeler.
Là ou se trouve la vraie différence, c’est que les Kinks ont toujours privilégié les formats courts et la simplicité de structure : il y a bien quelques chansons un peu plus longues et un peu plus alambiquées à partir de leurs albums des années 1969 à 1975 (citons « Shangri-la », sur l’album « Arthur (Or the Decline and Fall of the British Empire) », en 1969 ; « 20th Century Man » sur l’album « Muswell Hillbillies », en 1971 ; « Celluloid Heroes » sur « Everybody’s in Show-Biz », en 1972 ou « Money & Corruption / I Am Your Man » sur « Preservation, Act 1 », en 1973) mais cela reste des exceptions. L’immense majorité des chansons écrites par les Kinks sont de petites vignettes de 2 à 3 minutes respectant le canon « couplet / refrain / chorus / couplet / refrain ». Cela n’enlève strictement rien à leur qualité : les Kinks (et en particulier leur principal compositeur et parolier, Ray Davies), sont des orfèvres qui ne sont jamais meilleurs que dans la miniature.
Les Kinks sont un groupe que, pour des raisons qui m’échappent, j’ai découvert assez tardivement. Comme tout le monde, je connaissais les tubes, mais je ne possédais aucun album et n’avais jamais ressenti l’envie d’essayer de m’en procurer un. Je subissais ce fameux syndrome du « groupe à tubes ». Un « Greatest Hits » me suffisait. Heureusement, mon pote de fac Régis Cuillérat, alias Starbuzz, m’avait plusieurs fois parlé des albums des Kinks comme étant de purs chefs d’œuvres, qu’il plaçait au sommet de son panthéon personnel. Or il avait à la fois des goûts musicaux très sûrs et une culture très étendue. J’ai donc fini par acheter un album des Kinks. Ne sachant pour lequel opter (à cette date ils en avaient déjà fait 23), je me suis basé sur le hors série de Rock’n’folk qui recensait les 200 albums indispensables du rock (je dois posséder aujourd’hui 95% de ces 200 disques, plus quelques milliers d’autres dont pas mal également indispensables à mes yeux).
Selon Rock’n’folk, l’album des Kinks essentiel était « The Village Green Preservation Society ». Ce choix est discutable non pas dans la mesure où « The Village Green Preservation Society » n’aurait pas sa place parmi les meilleurs albums des Kinks, mais parce qu’à partir de 1967, à peu près tous les albums des Kinks pourraient concourir à ce titre, et ce jusqu’à « Preservation Act 2 » en 1974. Mais bon, il est clair que la trilogie « Something Else by the Kinks », « The Kinks Are the Village Green Preservation Society », « Arthur (Or the Decline and Fall of the British Empire) » constitue vraiment le sommet de leur œuvre. Sur ces trois albums il n’y a quasiment rien à jeter. Pire, même les titres bonus ajoutés lors des rééditions des albums en CD (et ils sont nombreux) sont également d’excellente tenue.
Ci-dessus, les pochettes de « Something Else by the Kinks » (1967) et »Arthur (Or the Decline and Fall of the British Empire) » (1969)
Mon cœur balance entre les deux premiers disques de cette trilogie : une fois sur deux je me dis que « The Kinks Are the Village Green Preservation Society » est quand même plus ambitieux, la fois d’après je pense que la magie de « Something Else by the Kinks » est indépassable. Voici ce qu’en écrit un inconnu qui a bon goût dans Wikipedia :
« Au moment où la mode est au flower power, hymnes hippies et arrangements complexes, les Kinks, et en particulier Ray Davies, optent pour la simplicité. La pochette garde bien un style propre à cette année 1967 : mélange rétro-moderne à la Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles : 1900, Charles Dickens, Oscar Wilde… Le psychédélique est évoqué au travers de l’entrelacement art déco des fioritures graphiques. Le nom de l’album annonce cependant « Quelque chose d’autre » et, de fait, aucune des chansons ne revient aux fameux accords rythmés ayant au départ lancé les Kinks (You really got me, Till the end of the day, I need you…). La chanson Waterloo Sunset fut élue trente ans plus tard « plus belle chanson des sixties » par les lecteurs du Melody Maker. La femme de Ray Davies (Rasa) en crée et chante les chœurs et ajoute une touche dramatique à cette prouesse littéraire mise en musique. Les plages sont d’une grande variété, tantôt bossa nova (No Return), tantôt pop (Two Sisters, David Watts), chansons à boire, voire protest song (Death of a Clown, Harry Rag), rock (Love Me Till the Sun Shines, Funny Face), expérimentation en changements de ton permanents sur enchaînements de glissandi étranges (Lazy Old Sun) ou encore symphonie pop rétro (End of the Season). […]
L’album sort la même année que Sgt Peppers, des Beatles. S’il ne monte qu’à la 35e place des hits du Royaume-Uni, sa chanson Death of a Clown caracole en haut des charts. L’album déroute avec ses chansons fleurant bon les vacances populaires, les repas familiaux, le thé « so british » (Afternoon Tea) […], ses pubs britanniques : au moment où l’on vante le LSD et les trips, il est plutôt question ici de thé et de ponts sur la Tamise. Les Kinks rompent aussi avec la partie mods de leur public pour chanter des problèmes sociaux (Situation Vacant). Cet album fait quitter au groupe le mainstream de la pop pour une musique hors mode, et qui veut témoigner, en observateur apolitique, des réalités sociales de son temps. Autumn Almanac deviendra d’ailleurs un classique de la chanson populaire. »
Je crois n’avoir rien à ajouter à cela, si ce n’est qu’outre les chansons mentionnées ci-dessus, les chansons « David Watts », « Two sister », « Harry Rag », « Tin Soldier Man » ou le bonus « Wonderboy » sont également de petits bijoux ( ce qui fait beaucoup de bijoux pour un album de 13 chansons et 37 minutes (hors bonus)).
Que pouvait bien proposer de plus l’album suivant, « The Kinks Are the Village Green Preservation Society » pour pouvoir surpasser son prédécesseur ?
D’abord, il est plus consistant. Il comporte 15 chansons et aurait même du en comporter une dizaine de plus si le compagnie discographique Pye, qui avait les Kinks sous contrat, avait accédé au souhait de Ray Davies de publier un double album. Pour elle aussi les Kinks n’était rien d’autre qu’un groupe à tubes. Davies proposa pourtant de vendre le double album au prix d’un simple en rognant sur la part du groupe (car ce qui fait peur aux compagnies discographiques avec les doubles albums c’est qu’ils se vendent beaucoup moins bien que les simples). Peine perdue. Pire, après le relatif échec commercial de « Something Else », Pye poussa les Kinks à partir pour une longue tournée des petites salles de toute l’Angleterre en deuxième partie de « Herd », le groupe de Peter Frampton. Ray Davies, qui sortait à peine d’une dépression, dut encaisser, certains soirs, les cris de la foule couvrant leur show pour réclamer « We want the Herd ».
Résultat, Ray Davies dût sacrifier un certain nombre de chansons pour que l’ensemble tienne sur un seul disque. Les quinze chansons survivantes sont donc la crème de la crème de ce qui avait été initialement composé. Heureusement, on trouve aujourd’hui les titres écartés sur les rééditions CD, notamment la version Deluxe en 3 CD, qui déborde d’inédits et de versions alternatives.
Le projet d’un album tournant autour du thème du regrettable effacement des traditions et du mode de vie typiquement anglais était né un an plus tôt au moment de l’écriture de la chanson « Village Green ». Celle-ci devait figurer sur « Something Else » mais Ray Davies, souhaitant composer d’autres chansons sur le même thème, avait préféré la mettre de côté afin de rassembler toutes ces chansons en un seul disque.
De cette époque date une incompréhension d’un certains publics (et même parfois de certains critiques) envers les Kinks. Depuis qu’ils avaient arrêtés de sortir des hits basés sur des riffs de guitare préfigurant le hard-rock (« You Really got me », « Tired of waiting for you », « All day and all of the night », etc) presque aucune des chansons du groupe n’avait réussi à percer aux États-Unis. Même les sublimes « Dead End Street » et « Waterloo Sunset » avaient faits un flop, le premier n’atteignant que la 73ème place et le second n’entrant même pas dans le top 100! – Quand on sait qu’aujourd’hui cette dernière chanson est unanimement reconnue comme un chef d’œuvre absolu – Stephen Thomas Erlewine, du site All Music, la considère comme la plus belle chanson de toute l’histoire du rock – il y a de quoi s’interroger sur l’ouverture musicale du grand public. Mais s’il ne s’était agi que des lourdauds de beaufs de l’Amérique profonde! Même certains critiques débinaient les dernières création des Kinks, accusant Ray Davies de se répéter, d’user sempiternellement de la même formule ennuyeuse. Ce fut en particulier le cas lors de la sortie du single « Autumn Almanac », en octobre 1967.
On peut donc peut-être voir dans le thème choisi pour l’album « The Kinks Are the Village Green Preservation Society » à la fois une sorte de provocation ironique et une rêverie personnelle de Ray sur un refuge mythique où il serait à l’abri de la bêtise et des pressions diverses. C’est en tout cas ce qu’il a laissé entendre dans certaines interview : « It’s all in my head, probably…. Everybody’s got their own village green, somewhere you go to when the world gets too much. » Ce « village green » était le meilleur refuge pour sortir du trou : »the hole I was in » – to either be a hit machine or not to exist ». Ray Davies résume l’idée générale de l’album en évoquant les paroles de la chanson « Animal farm » : « It was just me thinking everybody else is mad and we are all animals anyway – which is really the idea of the whole album. »
« Village Green » désigne en anglais le parc public que l’on trouve dans la plupart des petites villes de province, esplanade qui marque la limite entre l’espace urbanisé et la nature, où l’on peut pratiquer des sports, organiser des kermesses ou simplement lieu de rencontre et de promenade des week-end ensoleillés. Tout l’album tourne autour des bons moments de cette vie rurale de l’Angleterre profonde (« Sitting by the Riverside ») souvent évoqués avec une nostalgie marquée : « »I miss the village green, and all the simple people ». Le « Village Green » de l’album est peuplé de personnages récurrents qui donnent une certaine cohésion à l’ensemble même si les chansons ne s’enchaînent pas à proprement parler et ne forment pas une histoire continue. Il y a Daisy au grand cœur et Walter, son ami d’enfance qui a fini par l’épouser, Johnny Thunder, le voyou local, et même la prostituée Monica.
Beaucoup de passages évoquent aussi la nostalgie de l’enfance (Ray Davies a 24 ans en 1968, l’âge où l’on réalise que l’enfance est une période révolue). « The real village green is a combination of north London places: the little green near my childhood home in Fortis Green… That little green is where we played football, and where we stayed ’til it was dark. There was mystery there… The record’s about lost childhood, but also being a kid. »
Le Walter de la chanson « Do You Remember Walter? » est un ami d’enfance des frères Davies; « Sitting By The Riverside » évoque les parties de pêche de Ray lorsqu’il avait huit ans. La chanson titre est pleine d’allusion à des bandes dessinées, des films ou des émissions de radio qui ont bercé sa jeunesse. Enfin, « Phenomenal Cat » et « Wicked Annabella » semblent sortir de livres d’enfance, la première parlant de chats volants et la seconde d’une sorcière.
Deux chansons ont pour thème la photographie (« People Take Pictures of Each Other » et « Picture Book »), cet art de fixer pour l’éternité les instant marquants du passé : « picture of me when I was just three, sucking my thumb by the old oak tree »
Une touche de psychédélisme chez les Kinks…
Les deux albums « Something else » et « The Kinks Are the Village Green Preservation Society » sont contemporains du virage amorcé par les Beatles et les Rolling Stones. En 1967, les deux groupes s’étaient plongés dans le bain psychédélique, les premiers avec « Sgt Pepper’s » et « Magical Mystery Tour », les second avec « Their satanic majsties request » (et dans une moindre mesure « Between the buttons »). En 1968, c’est le retour à un rock beaucoup plus simple et direct avec l’album blanc des Beatles et le « Beggar’s Banquet » des Stones.
On mesure ici le décalage des Kinks avec leur temps. Ils ne sont pas passés totalement à côté des grandes évolutions du milieu des années soixante, comme en témoignent l’évolution des arrangements et la diversification des styles musicaux. Sur « The Kinks Are the Village Green Preservation Society », par exemple, il y a pas mal de cordes et d’instruments à vent (joués au mellotron par Ray Davies et, surtout, par Nicky Hopkins). Mais on est loin des expérimentations sonores des autres grands groupes de l’époque. Quand au retour aux racines du rock, il faudra attendre l’album « Lola versus Powerman and the Moneygoround » (1970), voire « Muswell Hillbillies » (1971), soit trois ans après les Stones et les Beatles.
Refusant de surfer sur l’air du temps, les Kinks s’exposaient à un échec commercial. Ce fut le cas en dépit de critiques excellentes (tant au Royaume-Uni qu’aux États-Unis). Il manquait aussi à ce disque un vrai hit. Toutes les chansons étaient bonnes mais aucune ne sortait suffisamment du lot. La chanson « starstruck », publiée en simple beaucoup plus tard, ne réussit même pas à entrer dans les charts. L’album ne s’écoula quant à lui qu’à 100.000 exemplaires dans le monde entier et ne fut même pas classé dans le top 100. Même la pochette du disque était assez quelconque, à une époque où les groupes rivalisaient d’imagination pour se distinguer.
Ce refus des Kinks de se plier aux modes leur fut préjudiciable à l’époque, mais ils en recueillent aujourd’hui les fruits puisque leurs albums de la fin des années soixante et du début des années 1970 sont aujourd’hui considérés comme des chef d’œuvres intemporels et des disques essentiels à toute bonne discothèque.