Si je devais faire la liste de mes dix chansons préférées des Rolling Stones*, il n’est pas sûr qu’une chanson de l’album « Tattoo you » y figurerait. Et pourtant, cet album est celui que je préfère, parmi les 24 qu’ils ont officiellement réalisé (selon le décompte des parutions aux États-Unis).
C’est le troisième disque des Stones que j’ai eu dans ma vie. Les deux premiers étaient des compilations.
Il y a d’abord eu « Stone Age », qui m’avait été offert par mes parents alors que j’avais environ 12 ans. Ce doit d’ailleurs être un des quatre ou cinq premiers disques que j’ai possédé. C’était une compilation de vieux morceaux des Rolling Stones (essentiellement des années 1964 à 1966), parue en 1971 et que les Stones ont immédiatement désavouée, se fendant d’une pleine page dans les revues Records Mirror et New Musical Express pour y exprimer leur mécontentement par la déclaration suivante: « We didn’t know this record was going to be released. It is, in our opinion, below the standard we try to keep up, both in choice of content and cover design. » Pour ce qui est de la pochette (image de gauche ci-dessous), il s’agissait d’une resucée au rabais de celle de « Beggars banquet » (image de droite), mais sans le chiotte : juste un mur sale avec le nom du groupe et le titre du disque écrits comme des graffitis.
Les morceaux avaient été choisis car ils n’étaient jusque là disponibles sur aucun album paru en Europe, soit qu’ils s’agissent de singles, soient qu’ils n’aient été publiés qu’aux États-Unis. Même si ces chansons n’étaient pas toutes exceptionnelles, il n’y en avait aucune de vraiment mauvaise et certaines, comme « It’s all over now », « As Tears go by », « Paint it black » ou « The last time », comptent même parmi les grandes réussites des Rolling Stones. Cependant, les huit autres morceaux, principalement des morceaux bluesy ou très inspirés du rythm’ and blues, souvent des reprises, sentaient effectivement un peu le remplissage. En tout cas, ce disque m’a permis de découvrir que les Rolling Stones n’étaient pas (que) les horribles individus hirsutes, violents, débraillés et drogués dont je m’étais jusque là fait la représentation.
L’année suivante, je me suis acheté la compilation « Through the past darkly », à Londres. J’étais en voyage scolaire ; on nous avait laissé quelques heures de quartier libre dans Carnaby street, cette rue spécialisée dans les boutiques de fringues excentriques, les petits disquaires et les échoppes de posters et de badges. C’était un ancien haut lieu du swinging London, devenu la Mecque des punks (et des touristes français), et qui ressemblait un peu aux puces de Clignancourt. On était en 1983, le dernier Pink Floyd (« The Final Cut ») venait de sortir. J’ai fait deux ou trois disquaires de Carnaby Street sans le trouver. Alors, comme j’avais quelques livres à dépenser, je me suis rabattu sur cette compil’ des Stones. La pochette était sympa, je ne savais pas que c’était une compilation. En fait, je cherchais à retrouver un album que j’avais entendu mais dont je ne connaissais pas le titre. J’ai su ensuite qu’il s’agissait de l’album « Their satanic majesties request », qui datait de 1967 et que les Rolling Stones avait sorti comme une sorte de réponse au Sgt Pepper’s des Beatles. L’été précédent, en camp de vacances en Bretagne, ce disque faisait partie d’une petite pile disposée à côté de l’électrophone, dans la grande tente qui faisait office de salle de spectacle. Et comme la pile n’était très copieuse, le disque avait tourné au moins deux ou trois fois durant les quelques semaines de mon séjour, assez pour que j’en apprécie quelques titres, notamment « She’s a rainbow » et « 2000 light years from home ». Or il s’avère que ces deux chansons figuraient sur la compilation « Through the past darkly ». Y figuraient également de nombreuses autres grandes chansons des Stones comme « Jumpin’ Jack flash », « Let’s spend the night together », « Street fignting man », « Ruby tuesday » ou « Honky tonk women ». Je crois que c’est avec ce disque que j’ai commencé à vraiment aimer les Rolling Stones.
Du coup, l’été qui a suivi mon voyage scolaire à Londres, lorsque je suis allé à Florence, chez mon père, j’ai demandé pour mon anniversaire l’album Tattoo you (ainsi que le compilation bleue des Beatles, intitulée « The Beatles 1967-1970 », autre disque fondateur de ma culture rock).
Tattoo you était sorti deux ans plus tôt, mais en Italie le temps devait s’être arrêté car on le trouvait partout. En France, « Start me up », le principal single, avait été beaucoup diffusé par les radios. La pochette exerçait sur moi une fascination qui n’a fait que se renforcer lorsque j’ai découvert, à l’intérieur, la photo de l’enveloppe du disque qui montrait un pied fourchu dans un escarpin.
Les pochettes des disques des Stones constituent en elles-mêmes une sorte de petit résumé de l’histoire des pochettes de disques car ils ont toujours eu du nez pour coller à la mode, aussi bien en ce qui concernait leurs choix musicaux que les tendances du packaging.
Ainsi, jusqu’en 1967, ils se sont contentés , comme tous les autres artistes, de mettre des portraits de groupe sur leurs pochettes. Des portraits plus ou moins originaux et plus ou moins réussis, mais toujours des portraits. Celui de l’album « Between the buttons » est probablement le plus réussi.
Avec le tsunami provoqué par « Sgt Pepper’s« , l’histoire de la pochette de disque a été bouleversée. Les Stones aussi ont été influencés par cette nouvelle approche de l’emballage du disque. Pour leur album « Their satanic majesties request », ils ont proposé une pochette en 3D qui regorgeait de couleurs et de détails.
Ci-dessus, l’intérieur de la pochette de l’album « Their satanic majesties request » (1967)
Par la suite, ils ont fait appel à plusieurs grands artistes pour réaliser leurs pochettes : Andy Warhol a conçu la pochette au blue jean et à la braguette de l’album « Sticky Finger » en 1971; Guy Peellaert a dessiné celle de l’album « It’s only Rock’n’roll » en 1974 (et il a dessiné aussi, la même année, celle de l’album de David Bowie « Diamond Dogs »).
Toujours à la remorque des Beatles, les Rolling Stones expérimentent pour l’album « Beggars Banquet » (1968) la pochette anonyme : ni photo de l’artiste, ni nom apparent. Les Beatles l’avait fait sur leur « album blanc »**, paru un mois plus tôt. Les Rolling Stones récidiveront quatre ans plus tard avec « Exile on Main street » (1972) tandis que les Beatles n’auront plus l’occasion de mener de nouvelles expérimentations visuelles.
Avec deux ans de retard sur David Bowie, les Rolling Stones tentent la pochette androgyne. Sur Hunky Dory (1971), Bowie apparaissait vêtu en femme ; sur « Goat’s Head Soup » (1973), Mick Jagger porte un voile translucide qui le fait ressembler à une femme ; les autres membres du groupe ont droit au même traitement au verso et dans les photos intérieures.
A partir de 1975, parallèlement au revival du rock basique (qui voit l’émergence du mouvement punk ou de groupes comme les Ramones), beaucoup de disques reviennent à des pochettes plus classiques. C’est le cas de l’album que les Stones publient en 1975 (« Black and blue »), même si musicalement, celui-ci ne joue pas du tout la carte d’un retour au rock primal (une tendance que les Stones avait largement anticipé avec leurs quatre albums des années 1968 à 1972) ; au contraire, « Black and blue », plus encore que son prédécesseur, où des influences funky et reggae étaient déjà perceptibles, s’engage plus décidément dans une tentative de diversification avec des chansons comme « Cherry Oh Baby », « Melody » ou encore « Hey Negrita ».
Le summum de la sophistication, en matière de pochette de disque, les Stones l’atteignent avec l’album « Some Girls » (1978). Cet extraordinaire objet, réalisé par Peter Corriston, qui allait ensuite concevoir celle des trois albums suivants, dont celle de Tattoo You, consistait en une sorte de publicité pour des coiffures pour femme, comportant vingt têtes de mannequins avec le visage découpé pour laisser transparaître les photos des Rolling Stones figurant sur l’enveloppe intérieure du disque. Une nouvelle manière, en quelque sorte, de travestir les Stones en femme. Au dos, la pochette montrait une publicité pour des soutien-gorges des années 50. La richesse de cette pochette compensait en grande partie la faiblesse de la musique car « Some girls », bien qu’il fut loin d’être le plus mauvais album des Stones, était tout aussi loin de se hisser parmi les meilleurs. Un album moyen, en somme, doté d’un écrin exceptionnel.
Curieusement, et bien qu’elle ait eu le même auteur, la pochette d' »Emotionnal Rescue », l’album suivant, est l’une des plus médiocres de toute la carrière des Stones. A peu près aussi médiocre que la musique qu’il contient, à vrai dire. Car si le doute était encore permis concernant les albums de la période 1974-1978, avec « Emotional rescue », en revanche, on est sûr d’avoir affaire à l’un des plus mauvais disque des Stones, seulement dépassé dans la médiocrité par « Dirty works » ou « Voodoo Lounge ». Concernant sa pochette, faites un simple test : essayez de vous souvenir ce qu’elle représente. Normalement, vous n’y arriverez pas, car elle est si quelconque, si pauvre, qu’elle ne réussit pas à imprimer la mémoire humaine. Exactement comme le contenu musical du disque.
Cette déchéance progressive dans la qualité de la musique des Stones ne pouvait que faire craindre le pire concernant le successeur d' »Emotional rescue ». Et ce d’autant plus que « Tattoo you » a été concocté en à peine deux mois, avec des rebuts des sessions des années précédentes, car le groupe, qui repartait en tournée, avait besoin d’un peu de « nouveau » matériel à faire entendre.
Heureusement, je ne savais rien de tout cela lorsque j’ai découvert l’album, et j’ai été assez rapidement conquis par le contenu autant que par le contenant. Pour un album constitué de restes, ses qualités sont surprenantes : il ne comporte aucune chanson indigne (le seul morceau vraiment faible – encore qu’il reste écoutable – est « Black Limousine »). De plus, le disque est d’une grande cohérence dans sa construction, avec sa face rock et sa face douce. Les morceaux s’enchaînent adroitement.
Bien qu’une partie des bandes originales enregistrées entre 1972 et 1980 aient été conservées (permettant ainsi d’entendre Mick Taylor sur les titres « Tops » et « Waiting on a friend », qui dataient des sessions de « Goat’s head soup ») toutes les voix et la plupart des overdubs ont été enregistrés en 1981, permettant d’unifier le tout et de lui donner une coloration un peu plus années 80.
Bien que composé de bandes s’étalant sur une décennie, cet album est pourtant loin d’être un disque pot-pourris comme le mal nommé « It’s only rock’n’roll », ou comme « Black and blue », sur lesquels les errances stylistiques des Stones tuent en grande partie l’unité de l’œuvre. Ici, on a juste un bon vieux disque des Stones, qui se contentent de faire ce qu’il savent faire le mieux : du rock. Mais ce n’est pas pour autant un exercice de style genre album revival. « Tattoo you » est tout aussi éloigné des standards stoniens des années 1968-71 (ce rock dur qui imprégnait les albums « Let it bleed » ou « Sticky finger ») que des élucubrations jazzy, reggae ou funk des années 1975-80.
Si l’album fait montre d’une belle unité, il n’en est pas pour autant monotone. Les Stones y présentent des facettes assez diverses, mais en restant eux-mêmes, c’est-à-dire sans chercher à singer des genres musicaux qui ne sont pas les leurs. On a droit aux efficaces chansons à riffs, comme Keith Richards sait si bien en trousser, avec « Start me up » ou « Little T. & A. » (chanson interprétée par Richards lui-même, et dont le titre signifie « little tits and ass »). La plupart de ces titres rapides, de même que « Hang Fire » ou « Black Limousine » sont issus des sessions des deux précédents albums, « Some Girls » et « Emotional rescue ». Les sessions de ce dernier ont également été à l’origine des chansons « Neighbours », « No use in cryin' » et « Heaven ». A propos de ces deux dernières, on peut franchement s’étonner qu’elle n’aient pas été sélectionnées pour l’album « Emotional rescue » alors qu’elles sont d’un meilleur niveau que tout ce qu’on y trouve. Jagger a expliqué dans une interview que les morceaux choisis pour « Tattoo you » n’étaient pas forcément des morceaux laissés de côté car jugés trop faibles, mais plutôt des morceaux incomplets, auxquels il manquait le plus souvent des paroles.
Outre les chansons à riffs et les morceaux rapides, où l’influence de Keith Richards est patente et qui sont concentrés sur la face A, « Tattoo You » propose sur sa face B une série de chansons au tempo lent dans lesquelles Jagger délivre quelques unes de ses interprétations les plus fortes. Citons notamment « Worried about you » (issu des sessions de l’album « Black and blue », de même d’ailleurs que la chanson « Slave », qui figure, elle, sur la face A de Tattoo you bien qu’elle soit plutôt lente); la face B contient aussi les excellents « Tops », « Heaven », « No use in cryin' » et « Waiting on a friend ».
La qualité globale du disque est si bonne qu’il est difficile de distinguer une chanson en particulier. De plus, le succès de « Start me up », chanson un peu tape-à-l’oeil comme le sont souvent les singles, a un peu éclipsé les véritables petits bijoux que sont « Slave », « Tops », « Heaven » ou « Waiting on a friend ». Qui plus est, plusieurs de ces titres ont rarement été joués sur scène, voire jamais en ce qui concerne « Heaven » (que le magazine Rolling Stone classe comme une des 100 meilleures chansons des Stones en la commentant ainsi : « Few Stones tracks are as atmospheric as this gauzy, left-field gem »).
Tous ces titres un peu moins connus, pas très souvent diffusés à la radio justifient la (re)découverte de ce disque, assurément le dernier grand album des Rolling Stones.
Post scriptum : aussi paradoxal que cela puisse paraître pour un album composé de restes de sessions, il existe un bootleg qui compile les « sessions » de l’album Tattoo You. Il s’appelle « Tattoo Out » et on peut le trouver ici.